Pratiques d'atelier

Pratiques d'atelier

 

 

 

 

Pour connaître la vie et le travail des ateliers d'imprimerie de l'époque artisanale, on se reportera bien sûr aux -manuels d'imprimeurs de Moxon et Fertel signalés ci-dessus, mais on consultera aussi les publications suivantes :

Le meilleur ouvrage sur le monde des imprimeurs est celui de Philippe Minard. Bien que consacré au XVIIIe siècle, il erst également utile pour le siècle précédent. Il est suivi de la réédition des Anecdotes typographiques de Nicolas Contat, sur lesquelles nous allons revenir.

 

MINARD (Philippe), Typographes des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 1989.

Sur le monde mal connu des compagnons, nous nous permettons de renvoyer à l'article que nous avons consacré à ceux de Lyon :

VARRY (Dominique), « Le compagnon et l’atelier artisanal : l’exemple de Lyon », Revue française d'histoire du livre, n° 106-109, 2001, p. 93-118. (Communication au colloque Les Trois révolutions de l'imprimerie, Lyon-Paris, 16-21novembre 1998).

 

On dispose aussi de deux précieux témoignages, celui de Nicolas-Edme Rétif de La Bretonne dans Monsieur Nicolas, et celui de Nicolas Contat dit Le Brun, prote parisien, daté de 1762. Demeuré manuscrit, il a été édité par Giles Barber, avant d'être reproduit à la suite de l'ouvrage cité de Philippe Minard. Pour le commentaire, on privilégiera donc l'édition anglaise.

 

RETIF de LA BRETONNE (Nicolas-Edme), Monsieur Nicolas, édition par Pierre Testud, Paris, Gallimard, 1989, 2 volumes (Bibliothèque de la Pléiade).
 
 
 
BARBER (Giles Gaudard) ed., Anecdotes typographiques… Oxford, The Oxford Bibliographical Society, 1980.
 
Nous avons, pour notre part, comparé ces deux témoignages dans une communication à un colloque tenu à Poitiers en 2006, et dont les actes ont été publiés dans Études rétiviennes :
 
VARRY (Dominique), « Les deux Nicolas, ou Lecture croisée de témoignages sur le monde de l’imprimerie des Lumières », Études rétiviennes, n° 38, décembre 2006, p. 115-130.
 
 
 
 
 
 
 
 
Les « Pointures » :
 
 
 
L'impression d'une feuille suppose, au minimum, deux passages en presse, un par côté. Une impression en noir et rouge impliquera un passage en presse pour le texte en noir, puis un second passage en presse pour le texte en rouge. Une des difficultés auxquelles se sont heurtés Gutenberg et ses successeurs était de faire se superposer exactement les parties imprimées de chaque côté de la feuille. Le problème a été résolu avec l'utilisation de pointures fixées au tympan, c'est à dire de pointes qui transperçaient le papier à l'emplacement de ce qui serait ultérieurement le pli médian de la feuille. Pour obtenir une parfaite superposition des parties imprimées des deux côtés de la feuille, il suffisait, lors du second passage en presse de positionner les trous pratiqués lors du premier passage sur les pointures.
 
L'illustration, bien connue, ci-dessous, représente, exagérément grossies, deux pointures transperçant sur le tympan la feuille dont une surface vient d'être imprimée.
 
 
 
 
Martin-Dominique Fertel, dans sa Science pratique de l'Imprimerie... publiée à Saint-Omer en 1723, aux pages 247-248, évoque ainsi les pointures :
« Les pointures du tympan dont on se sert pour faire rencontrer les lignes des pages les unes sur les autres, (ce qui est ce que l'on appelle le Registre) doivent être à peu près de l'épaisseur d'une pièce de vingt sols par la queue ; et il faut qu'elles soyent moins larges et plus minces pâr les bouts où sont les pointes, qui percent les feuilles de papier qu'on imprime. Chaque pointure est attachée par une vis à platte tête, qui perce le bois à chaque côté du grand Tympan [...] »
 
Pour sa part, Antoine-François Momoro dans le Traité élémentaire de l'imprimerie... qu'il publia à Paris en 1793, les définit de la manière suivante (page 263) :
« Ce sont deux longues et minces languettes de fer, au bout desquelles il y a une pointe attachée qui perce les bords de la feuille du papier qu'on imprime, et par ce moyen on fait rencontrer les lignes de chaque page du côté opposé à celui qui vient d'être imprimé. [...] »
A la page 262, il définit également le verbe « pointer » : « C'est mettre dans les pointures le papier qui est en retiration, feuille par feuille, aux mêmes trous formés par les pointures. [...] »
 
La photographie ci-dessous présente un côté d'une feuille (cahier) de format in-octavo, sur lequel, dans le pli médian, les trous laissés par les pointures sont visibles, et ont été signalés par des cercles rouges.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Erreurs en cours d'impression :
 
 
Les erreurs de pagination sont fréquentes. elles peuvent s'expliquer par la mauvaise distribution des caractères dans les cassetins : un chiffre donné pouvant se trouver mélangé à d'autres. Il arrive aussi que le compositeur ne disposant plus du chiffre voulu mais devant avancer dans son travail le remplace par un autre.
Les erreurs dans les signatures ne sont pas rares : une lettre fautive ou un chiffre erronné pouvant avoir été introduits par inadvertance.
Les erreurs de composition repérées en cours d'impression peuvent entraîner le recours à des cartons.
On peut également rencontrer des interversions de bois (ornements ou lettrines) positionnés à l'envers dans la composition de plomb, comme on pourra le constater dans les exemples suivants :
Dans le premier état de cette édition originale lyonnaise in-folio de 1554, le bois portant l'initiale S a été positionné à l'envers à la page 441. L'erreur a été corrigée en cours d'impression, cette correction caractérisant un second état de l'édition.
 
 
 
        
 
    
 
 
 
Dans l'exemple ci-dessous, d'une édition à l'autre, le bois d'ornement de la page de titre a été inversé... sans doute par erreur !
 
 
 
Photographie droits réservés
 
 
 
 
 
Caractère manquant à insérer au moment de la correction des épreuves :
 
Lors de la composition, une lettre du manuscrit peut se révéler illisible au compositeur. Il peut également arriver que ce dernier manque du caractère voulu, et doive repousser son introduction dans la composition à la redistribution des caractères provenant d'une autre composition réalisée antérieurement et en cours d'impression. Dans ces deux cas, le compositeur remplacera le caractère manquant par un caractère d'attente positionné à l'envers, l'oeil vers le bas et la gouttière apparente, comme le caractère de droite dans la photographie ci-dessous.
 
 
De cette manière, les deux "pieds", ou les deux "jambes" du caractère d'attente laisseront l'empreinte encrée de deux traits parallèles lors de l'impression de la première épreuve, ainsi qu'il apparait à deux reprises sur cette reproduction de la page 143 de la Divina Commedia de Dante, imprimée à Parme sur les presses de Bodoni en 1795.
 
 
 
 
Cette pratique permet de repérer ces lacunes, et de les corriger, lors de la relecture des épreuves.
 
 
Quand on manque de certains caractères pour les signatures... on les fabrique en combinant d'autres caractères !
Dans l'exemple ci-dessous sorti des presses d'Henri Estienne en 1592, par manque de caractère K pour les signatures, on a associé un Z à un L pour le remplacer.
 
 
     
 
 
 
 
 
 
Accidents en cours d'impression :
 
 
Caractères sortis de la forme (Fallen Types) : voir UFOs (unidentified fallen objects).
 
 
Ligne positionnée à l'envers :
L'exemple reproduit ci-dessous a été trouvé au bas de la colonne de droite du feuillet e5 verso dans l'exemplaire Res INC 248 (2) de la Bibliothèque municipale de Lyon de l'ouvrage suivant :
CARACCIOLO (Roberto),  Sermones de adventu… Lyon, Nikolaus Philippi et Markus Reinhart, [1479 ?], 2°.
Cette découverte a été effectuée lors de la préparation, sous notre direction, d'un mémoire de master 1 "Cultures de l'écrit et de l'image" soutenu en juin 2014 :
PERRIER (Morganne), Enquête autour d'un recueil de trois incunables issu de la bibliothèque d'un amateur, Lyon, enssib, 2014 (consultable en ligne).
 
 
   
 
 
 
 
 
Caractère inversé
Il peut aussi arriver que, par distraction du compositeur, un caractère isolé soit inversé, comme dans l'exemple ci-dessous.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Empreinte de quatre doigts de la main gauche du pressier sur feuillet 21 recto (F1) du Sidereus Nuncius de Galilée, édition de Venise 1610, sur l'exemplaire de la Bibliothèque du Congrès :
 
 
 
 (Photo © LOC)
 
 
 Exemple du glissement de la frisquette lors de l'impression du feuillet D6 recto du Sidereus Nuncius de Galilée (édition de Venise, 1610). Ce glissement masque partiellement les premiers caractères des deux premières lignes du texte, gênant la lecture.
 
Exemplaire Library of Congress (Photo © LOC) : la frisquette est bien en place
 
 
 
Exemplaire Bibliothèque municipale de Lyon (Rés 341427) : la frisquette a glissé. La lettre Q de "Quod" est partiellement illisible.
 
 
 
Exemplaire BNU Strasbourg © : la frisquette a glissé davantage. Le mot "Quod" est en partie illisible.
 
 
Exemplaire Linda Hall Library (Kansas) © : autre exemplaire sur lequel la frisquette a glissé
 
 
 
 
Quand une feuille de papier vient malencontreusement s'intercaler entre la composition encrée et la feuille à imprimer...
 
                 
 
 
 
 
 
Espace levée
 
Une espace, en typographie le mot est féminin, est un caractère qui permet d'insérer un blanc entre deux lettres ou entre deux mots. Sa hauteur est inférieure à celle d'un caractère portant un signe (lettre, chiffre, signe de ponctuation).
Voici la définition qu'en donne Antoine-François Momoro dans son Traité élémentaire de l'imprimerie... (Paris, 1793, page 164) : « Les espaces sont des petits morceaux de matière fondus sur le corps du caractère auquel ils servent ; ils sont fondus sur plusieurs épaisseurs différentes, afin de pouvoir justifier plus facilement la composition ; ils sont moins hauts que la lettre, parce qu'ils ne servent qu'à séparer les mots ou les lettres d'un titre. [...] »
Il peut arriver qu'une espace soit mal positionnée et levée, au risque d'être encrée, et de laisser une maculature sur la page.
Dans l'exemple ci-dessous, l'espace levée s'est imprimée entre le O et le E du patronyme de l'auteur (VOET), à la première ligne de la page de titre.
 
 
 
 
      
 
 
 
 
 
On trouvera ci-dessous un exemple plus récent, puisque trouvé dans l'édition originale de 1949 du roman policier évoqué ailleurs Bland Beginning de Julian Symons :
 
 
 
 
 
  
 
 
 
 
Décharges d'encre :
 
 
Il peut arriver, au cours des manipulations d'atelier, qu'une page d'une feuille tout juste imprimée et pas encore sèche laisse une trace en négatif sur une page blanche d'une autre feuille du même ouvrage, ou d'un autre ouvrage en cours d'impression au même endroit. Ces décharges d'encre, en anglais "offset", ne sont pas toujours aussi visibles et lisibles que dans l'exemple suivant.
 
 
 
 
Dans l'exemple ci-dessous (BM Lyon Rés. 341427), déjà utilisé pour signaler un glissement de frisquette (voir plus haut), le feuillet D3 verso du Sidereus Nuncius de Galilée a en partie déchargé sur le recto du feuillet D4, laissant apparaître la trace de ses propres étoiles.
 
 
 
La lecture de ces décharges, souvent peu visibles, nécessite le reours à un miroir, comme on pourra s'en rendre compte dans l'exemple suivant :
 
 
 
il
 
 
    
 
 
La zone de la page reproduite à droite et comportant les décharges est reproduite ci-dessous :
- photo de gauche, le verso tel qu'il apparait à l'ouverture de l'ouvrage
- photo de droite, la même inversée permettant la tentative de lecture des décharges : "Manuel..."
 
 
 
   
 
 
   
 
 
Les décharges d'encre sur la garde volante précédant le titre peuvent permettre d'identifier un ouvrage incomplet du début et en particulier du titre, ainsi de l'exemple suivant, un Virgile, dont le recto du premier feuillet conservé est signé ã 3.
 
 
Il convient alors de retourner la photo de la page de garde, et de la travailler, puis de la superposer à la page de titre d'un exemplaire complet pour vérifier l'espacement des caractères, comme le montre l'animation suivante
 
 
Ces décharges d'encre peuvent permettre de reconstituer la chronologie du travail d'impression des différents cahiers d'un même ouvrage, et de d'identifier les différents ouvrages et chapitres en cours d'impression au même moment dans un atelier donné. Le bibliographe canadien Randall McLeod (Université de Toronto) s'est fait une spécialité des investigations dans ce domaine, en particulier par l'examen de nombreux exemplaires de l'édition de Richard Bentley (1732) du Paradise lost de Milton. Ses recherches ont donné lieu à plusieurs présentations orales dans plusieurs universités nord-américaines et à l'enssib en 2006... mais pas encore à une publication.
 
Le phénomène des décharges d'encre peut aussi s'observer sur des ouvrages contemporains, comme on le verra dans l'exemple ci-dessous. L'ouvrage en question a été publié en 2015 .
 
                
 
 
 
                     
 
 
Détail de la photo précédente.
 
 

 

© Dominique Varry 2012-2020 Initiation à la bibliographie matérielle