Editions, émisssions, états

Éditions, Émissions, États

 

 

 

 

Un ouvrage peut faire l'objet de plusieurs éditions successives. Chacune de ses éditions peut comporter plusieurs émissions. Enfin, chaque édition, mais aussi chaque émission, peut présenter plusieurs états.

Nous reprenons, ci-dessous, les définitions données par Jeanne Veyrin-Forrer dans son Précis de bibliologie 1. Fabrication manuelle, Paris, ENSB, 1971, dactylogramme, p. 42.

 

 

ÉDITION (en anglais : edition) : « Tous les exemplaires d’un livre imprimé, en totalité ou en majeure partie, sur la même composition typographique, quel que soit le moment de l’impression ».

On parlera d'édition originale pour la première édition d'un ouvrage.
On parlera d'édition princeps pour la première édition typographique, du XVe ou du XVIe siècle, d'un texte dont l'auteur, le plus souvent un auteur antique, a vécu avant l'apparition de la typographie en caractères mobiles. Par extension, l'expression "édition princeps" est souvent utilisée, improprement, comme synonyme d'édition originale.
On parlera d'édition partagée lorsque plusieurs-imprimeurs-libraires se partagent un privilège ou une permission d'imprimer. Cette information apparait normalement au privilège, ou à la suite de celui-ci par la mention d'acte de cession de parts du privilège.
 
 
Deux cas de figure peuvent alors se présenter :
- soit l'édition porte une page de titre qui énumère les noms et adresses des différents partenaires
 
 
 
 
- soit chaque partenaire habille les exemplaires qui lui reviennent d'une page de titre portant ses seuls nom et adresse. Dans un tel cas, on a alors affaire à une émission de l'édition partagée.
 
 

 

ÉMISSION (en anglais : issue) : « Une édition peut avoir plusieurs émissions. Il en est ainsi lorsque, après une première publication et intentionnellement, des exemplaires imprimés sur la composition primitive sont partiellement modifiés pour une nouvelle vente (généralement réutilisation des mêmes feuilles avec substitution du feuillet de titre ou des feuillets liminaires par carton, plus rarement, deuxième impression d'après une composition gardée, ou imposition séparée, in-8° ou in-12° de pages typographiquement identiques ».
 
Ainsi, dans le cas d'une édition partagée entre plusieurs imprimeurs-libraires, on parlera d'émissions pour chaque groupe d'exemplaires de l'édition recouvert de la page de titre propre à l'un des imprimeurs-libraires partenaires.
L'exemple de L'Esprit des loix de la tactique, de Zacharie Pazzi de Bonneville, imprimé à Lyon en 1762 par Jean-Marie I Bruyset avec permission tacite et auquel nous avons consacré un article de Livre revue historique, est un cas intéressant. L'ouvrage parait simultanément sous la fausse adresse de Pierre Gosse junior à Leyde, et sous celles de Maurice George [sic] Weidmann à Leipzig et Henri Louis Broenner à Francfort.
Il s'agit de la même impression avec les mêmes caractéristiques et le même matériel : une édition en trois émissions, pour lesquelles il n'aura fallu changer que deux lignes de l'adresse à la page de titre.
 
 
Autre cas d'une édition comportant deux émissions, celle des Lettres sur la danse et sur les ballets de Noverre, publiées en 1760.
Le lecteur désireux d'approfondir cet exemple pourra se reporter à notre article consacré à cet ouvrage :
VARRY (Dominique), "Note bibliographique sur l'édition de 1760 des Lettres sur la danse et sur les ballets, par M. Noverre", Bulletin et Mémoires de la Société d'émulation de Montbéliard, 2006, n° 129, p. 141-150.
 
Ce livre a été rédigé par le maître de ballets du duc de Wurtemberg, Noverre, qui avait auparavant exercé à Lyon. Il obtint pour cet ouvrage un privilège du roi, qui bien entendu n'était valable qu'en France. Il le fit imprimer à Lyon, en 1760, chez Aymé Delaroche. Cette édition Delaroche de 1760 comporte deux émissions :
- la première présente une page de titre à l'adresse A Lyon : chez Aymé Delaroche, 1760, avec approbation et privilège du roi.
- la seconde, destinée à être diffusée dans les états du duc de Wurtemberg, porte une double adresse, qui pourrait induire en erreur et faire songer à une permission tacite qu'elle n'est pas : A Stutgard, et se vend à Lyon chez Aymé Delaroche, 1760. On remarquera aussi que, dans cette seconde émission, le privilège du roi de France qui n'a aucune valeur dans les états du duc de Wurtemberg, n'a pas été reproduit.

 

    

© Bibliothèque municipale de Lyon : reproduction interdite  

 

Autre exemple, celui de l'édition faite en 1764, par Jean-Marie Bruyset, d'Oeuvres de Montesquieu en six volumes in-12. Cette édition, faite sous permission tacite, ne porte qu'une fausse adresse étrangère : A Amsterdam et a Leipsick, chez Arkstée et Merkus.

Là encore, le lecteur soucieux de précisions se reportera à notre publication consacrée à ce cas :

VARRY (Dominique), "Une édition de 1764 des Oeuvres de Montesquieu sous fausse adresse d'Amsterdam restituée à l'imprimeur-libraire lyonnais Jean-Marie 1 Bruyset", Montesquieu, oeuvre ouverte ? (1748-1755). Actes du colloque de Bordeaux (6-8 décembre 2001, Bordeaux, bibliothèque municipale,présentés et publiés par Catherine LARRÈRE, Napoli, Liguori Editore, Oxford, Voltaire Foundation, 2005, p. 67-87.

Cette dédition comporte six volumes. Les quatre premiers sont relatifs à l'Esprit des lois, les Lettres persanes constituent le cinquième, et la Grandeur des romains le sixième.

- La première émission donne pour les six volumes un titre générique : Oeuvres de Monsieur de Montesquieu.... Tome n.

- La seconde émission donne le titre de l'oeuvre qu'il renferme à chacun des six volumes.

Plusieurs des collections examinées au cours de notre recherche sur cette édition comportent des volumes de l'une et de l'autre émission, sans que cela ait semblé émouvoir libraires ou acheteurs.

 

Un autre cas d'émission est celui concerne la pratique d'habiller des ouvrages invendus d'une nouvelle page de titre destinée à relancer les ventes. La pratique en est ancienne et générale. Les Annales typographiques... de janvier 1760 (tome 1, p. 63, n° XVI) ne proclamaient-elles pas : « Il y a des libraires qui, pour se défaire des livres qui sont restés dans leurs magazins, donnent des nouvelles éditions qui ne leur coutent qu’un frontispice. »

L'exemple que nous donnons ci-dessous est emblématique de cette pratique. Le « Fonds Itard » de la bibliothèque de mathématiques de l’université Claude Bernard Lyon 1 conserve deux tomes in-octavo d’un ouvrage d’Amédée François Frézier annonçant à la page de titre : Elémens de la science de la coupe des pierres à l’usage de l’architecture, par Frezier… Tome I-[II], Paris, chez Heu, 1830. Lorsqu’on les ouvre, on a la surprise de trouver deux ouvrages du XVIIIe siècle par leurs caractères, leurs ornements typographiques, leurs signatures et un privilège datant du 21 août 1752 accordé au libraire Charles-Antoine Jombert. De fait, un faux-titre et un titre daté de 1830, imprimés en caractères Didot recouvrent chacun des deux tomes de l’édition publiée par Jombert en 1760 sous le titre : Élémens de stereotomie, à l’usage de l’architecture, pour la coupe des pierres. Par M. Frezier… Tome premier-[second]. La prétendue « nouvelle édition » de 1830 n’est en fait qu’une émission de l’édition publiée par Jombert soixante dix ans plus tôt, et dont il devait rester un stock d’invendus.

Nous ne reproduisons ci-dessous que le titre, le feuillet a2, et le dernier verso (privilège) du tome 1.

 

 

 
 
 

SCD Lyon 1 : Fonds Itard, photos D. Varry

 
 
On parle également d'émissions pour des impositions différentes à partir d'une même composition typographique. Dans l'exemple ci-dessous, la même édition comporte une première émission en format in-douze. Il s'agit l'ouvrage d'Antoine-Léonard Thomas intitulé Eloge de René Descartes par M. Thomas. Discours qui a remporté le prix de l'Académie Françoise en 1765, imprimé à Lyon par Jean-Marie Barret (comme l'atteste le matériel ornemental) pour les frères Périsse, libraires, vers 1765. Les trois photos suivantes, prises dans l'exemplaire 344019 de la Bibliothèque municipale de Lyon, de format in-douze, montrent la page de titre (feuillet A1), derrière laquelle est intercalée une Lettre de Voltaire (signée *4) dont nous reproduisons le recto non paginé du premier feuillet. La troisième photographie est celle du recto du feuillet A2, qui constitue le début du texte principal, et est paginé 3.
 

 
 
 
 
Le recto du feuillet *1, qui constitue le début de la lettre de Voltaire n'est pas paginé
 
 
 
Le recto du feuillet A2, qui constitue le début du texte principal est paginé 3
 
Les trois photos suivantes, des mêmes pages, ont été prises dans l'exemplaire 401034 de la Bibliothèque municipale de Lyon. Cette fois-ci, la même composition typographique que dans l'exemplaire présenté précédemment a été imprimée dans un format in-octavo.
 
 
 
 
 
 
 
 
Le recto du feuillet *1, qui constitue le début de la lettre de Voltaire est paginé i
 
 
 
Le recto du feuillet A2, qui constitue le début du texte principal n'est pas paginé
 
En plus de ces variations de pagination, on constate de nombreuses erreurs de signatures dans l'exemplaire in-octavo. Le feuillet A3 est signé A4.  Le feuillet B n'est pas signé. Le feuillet B8 est signé B4. Le feuillet L6 est signé H2. On a l'impression que lorsqu'on a réimposé la composition in-douze en format in-octavo, on a négligé ou oublié de corriger les signatures !
L'Eloge de René Descartes par M. Thomas. Discours qui a remporté le prix de l'Académie Françoise en 1765, a donc été publié par les frères Périsse en une édition de 1765 qui compte deux émissions successives : la première in-douze, la seconde in-octavo.
 

 
ÉTAT  (en anglais : state) : « Une édition ou une émission peuvent comporter plusieurs états. Pendant l'impression, ou pendant la vente même, certains exemplaires peuvent être modifiés ou adaptés (corrections de presse, cartons, insertions, suppressions) ».

Les corrections en cours d'impression, sur le marbre, étaient fréquentes. Dans un tel cas, on corrigeait au moment où on repérait la faute... tout en conservant les feuillets fautifs déjà imprimés. Ce genre de pratiques, qui pouvait se renoiuveler plusieurs fois au cours de la même impression explique le nombre souvent conséquent d'états différents d'une même édition, ou d'une même émission. Le lecteur pourra s'en convaincre en se reportant à notre étude signalée plus haut des Oeuvres de Montesquieu de 1764.

Il arrivait aussi qu'on soit obligé de réimprimer une ou plusieurs feuilles, ce qui pouvait occasionner une recomposition de ces pages, voire l'emploi d'autres fleurons que ceux du reste de l'édition.

Ces états n'ont souvent qu'un intérêt anecdotique, mais ils peuvent parfois revêtir une grande importance... en particulier lorsqu'on était obligé de "cartonner", c'est à dire de remplacer un feuillet fautif par un feuillet corrigé, le carton (voir ce mot).

Cette pratique est une raison supplémentaire d'affirmer que tout exemplaire d'un livre imprimé ancien est unique !

Dans l'exemple ci-dessous, on pourra comparer deux états de l'avertissement et des errata de l'édition de 1759 de la traduction par Madame du Châtelet des Principes mathématiques de Newton.

 

 
Au sujet de cette édition, voir :
CHAMBAT (Frédéric) et VARRY (Dominique) ,« Faut-il faire une description bibliographique des Principes mathématiques ? », Emilie Du Châtelet. Eclairages et documents nouveaux, études réunies par Ulla KÖLVING et Olivier COURCELLE, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2008, p. 317-332.
 
 
 
Un autre exemple est donné par la correction du mot "Cosmica" (état 1) en "Medicea" (état 2), par collage d'un papillon, au titre de départ du Sidereus Nuncius de Galilée, dans l'édition originale de Venise, apud Thomam Baglionum, 1610.
 
       
 
Etat 1 : exemplaire de la Library of Congress (Washington)
 
 
 
Etat 2 : exemplaire de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg.
 
 
 
 
 
© Dominique Varry 2012-2015 Initiation à la bibliographie matérielle