Impressions fantômes, Impressions en blanc, Blind Impressions

Impressions fantômes,

Impressions en blanc,

Blind Impressions

 

 

 

 

 

Selon l'article "imprimerie" de l'Encyclopédie, le phénomène que nous allons évoquer était appelé "impression en blanc". Dans la mesure où cette dernière expression pouvait recouvrir plusieurs réalités très différentes et donner lieu à des confusions, nous lui préférons l'appellation impression fantôme, que nous avons introduite. Pour leur part, les anglais parlent de Blind Impression ou de Blind Printing.

Une fois rassemblées les galées destinées à composer la face d'une feuille (cahier), leurs paquets de caractères étaient positionnés dans le chassis, cadre dénué de fond. Cette opération s'apelle l'imposition. Il importait donc de bloquer au maximum les paquets de caractères et les éventuels bois insérés dans la composition, afin d'éviter tout jeu, même le plus minime. En effet, une fois cette opération réalisée, le chassis était transporté jusqu'à la presse... avec le risque de "faire un soleil", pour reprendre l'argot des imprimeurs, c'est à dire de voir la composition mal calée se défaire, et les caractères se répandre au sol dans tout l'atelier.

 

 

Un détail (ci-dessous) du bandeau gravé (ci-dessus) qui orne le début du texte principal de L'Histoire de l'imprimerie et de la librairie...  de Jean de Lacaille (Paris, l'auteur, 1689, 4°) montre un compagnon imprimeur occupé à caler le contenu d'un chassis.

 

 

Le calage des paquets de caractères était donc une opération délicate pour laquelle on pouvait, au besoin, recourir à des bois (ornements, lettrines...) non utilisés, et à des lignes de caractères récupérés sur d'autres formes venant d'être imprimées. Outre le fait de caler la composition, ces matériaux avaient aussi pour fonction de contribuer à ce que la platine de la presse appuie sur une feuille de papier blanc bien plane.

Les "supports" (bearers) ainsi utilisés pour ce calage pouvaient, selon les cas, laisser une empreinte encrée ou non dans les marges de la feuille en cours d'impression. En principe, la frisquette devait contribuer à masquer cette empreinte... mais cela n'était pas toujours le cas.

C'est ainsi que des impressions fantômes peuvent être repérées dans les marges d'ouvrages des XVe et XVIe siècle... quand le massicotage, lors de la reliure, ne les a pas fait disparaitre.

Bien qu'utilisée durant toute la période artisanale, cette pratique est presqu'exclusivement visible sur les impressions des deux premiers siècles de l'art typographique.

Le phénomène des impressions fantômes n'est souvent repérable qu'en utilisant une lumière rasante, qui fait apparaitre le foulage du papier.

L'identification de ces "supports", surtout lorsqu'il s'agit de lignes de caractères typographiques, peut aider à reconstituer l'ordre dans lequel les cahiers ont été imprimés, voire de connaitre quels étaient les ouvrages en cours d'impression en parallèle dans le mêma atelier.

Randall McLeod avec l'édition aldine de 1528 de Il libro del cortegiano del conte Baldesar Castiglione,  et Neil Harris avec le cas de l'édition originale, elle aussi aldine, du Songe de Poliphile (1499) ont donné deux exemples particulièrement démonstratifs de cette pratique de l'impression fantôme et de l'usage que le bibliographe peut en faire. On trouvera les références de ces deux enquêtes magistrales au bas de cette page.

Nous proposons ci-dessous quelques exemples d'impressions fantômes :

 

Sous le colophon de ce Nouveau Testament imprimé à Lyon par Guillaume Leroy pour Barthélemy Buyer vers 1476-1478 (GW (M45689). - ISTC (ib00651000), sur l'exemplaire de la réserve de la Bibliothèque Sainte-Geneviève (cote : OEXV 506 RES), on aperçoit quelques lettres encrées d'un paquet de lignes utilisées comme "caractères de soutien".

 

(© Photo Bibliothèque Sainte-Geneviève)

 

 

 

           

 

 

Dans le cas de cette édition lyonnaise du XVIe siècle, on a utilisé comme matériel de calage pour l'impression de la page des pièces liminaires reproduite sur la photographie de droite des lignes de caractères composées pour l'impression du colophon (photo ci-dessous à droite), ainsi qu'il appert sous la reconstitution représentée ci-dessous à gauche :

- un premier groupe constitué des lignes 4 à 9 (comptabilisées en partant du bas)

- un second groupe constitué des lignes 10 à 13 (comptabilisés en partant du bas)

- un troisième groupe constitué de la ligne 2 en partant du bas

Dans la mesure où la page de titre et les pièces liminaires sont toujours imprimées en dernier lieu, l'utilisation de composition de la fin du texte principal est tout à fait normale.

L'impression fantôme n'est pas visible sur la photo... elle ne le devient qu'en utilisant une lumière rasante !

 

 

      

 

 

La photo ci-dessous laisse apparaître les traces de foulage des caractères de calage dans la marge inférieure.

 

 

 

Un frottis permet de faire apparaître l'impression fantôme

 

 

 

Présentons maintenant un cas un peu particulier, celui d'un livre de gravures sur bois : Pourtraits divers publié à Lyon par Jean De Tournes en 1557 (exemplaire Bibliothèque municipale de Lyon Rés. 433081).

Le foulage du papier par le matériel de calage est bien visible, tant au recto qu'au verso des feuillets.

 

          

        F° 22 recto (photo BM Lyon ©)

 

 

    F° 22 verso (photo BM Lyon ©)

 

Cette impression fantôme a fait l'objet d'un article d'une de nos étudiantes, Maud Lejeune, dans le Gutenberg Jahrbuch de 2009, cité en bibliographie au bas de cette page. Elle a depuis, publié une édition critique des Pourtraits divers de Jean de Tournes :

 

 

Pourtraits divers de Jean de Tournes. Édition critique et fac-similé du tirage de 1556 par Maud Lejeune, Genève, Droz, 2012 (Cahiers d'Humanisme et Renaissance, volume 105).

 

Un autre cas intéressant est donné par l'exemplaire lyonnais d'un incunable connu de Hugo de Sancto Caro, la Postilla super Psalterium, publiée à Nuremberg par Koberger en 1498 (HC* 8973, BMC II 444, BM Lyon Inc. 448). Sa page de titre est la seule de tous les exemplaires connus et répertoriés à porter une trace encrée du matériel de calage utilisé, en l'occurrence des lettrines de bois.

 

 

 Un exemple similaire concernant l'ouvrage d'Erasme Cato pro pueris, (Paris, Antoine Bonnemère, 1516, 4°) est reproduit au tome 1 de l'Histoire de l'édition française. tome 1 Le livre conquérant du Moyen-Age au milieu du XVIIe siècle, sous la direction d'Henri-Jean Martin et Roger Chartier, en collaboration avec Jean-Pierre Vivet, Paris promodis, 1982,  page 291. On y voit en particulier une épreuve corrigée par Nicolas Du Puys, pour laquelle on a calé la marge de droite avec des lettrines de bois.

 
 

 Références bibliographiques :

• CLOUD (Random) [i.e. Randall McLeod], « Where Angels fear to read », Ma(r)king the Text : The Presentation of Meaning on the literary Page. Edited by Joe Bray, Miriam Handley, Anne C. Henry, Aldershot, Ashgate, 2000, pages 144-192.
 
• HARRIS (Neil), « The Blind Impressions in the Aldine Hypnerotomachia Poliphili (1499) », Gutenberg Jahrbuch, 2004, pages 93-146,
 
• LEJEUNE (Maud), « Les ‘impressions fantômes’ dans les Pourtraits divers (1557) de Jean de Tournes, Gutenberg Jahrbuch,  2009, pages 157-168.
 
• PAISEY (David), « Blind Printing in Early Continental Book », Book Production and Letters in the Western European Renaissance: Essays in Honour of Conor Fahy, edited by A.L. Lepschy, J. Took, D.E. Rhodes, London, MHRA, 1986, pages 220-233.
 
• STODDARD (Roger), Marks in Books, Illustrated and Explained, Cambridge (Ma), Harvard University Press, 2005, (1ère édition 1984).
 
• TANSELLE (Thomas G.), « The Treatment of Typesetting and Presswork in Bibliographical Description », Studies in Bibliography, 1999, volume 52, pages 1-57 [voir pages 41-43].
 

 

© Dominique Varry 2012 Initiation à la bibliographie matérielle