Dévoiler les faux

 

 

 

Dévoiler les faux

 

 

 

Entre autres objets, la bibliographie matérielle sert aussi à dévoiler les faux en matière de livres imprimés. La question est ardue. Elle comporte bien des facettes, de la volonté de tromper et d'escroquer le collectionneur aux pratiques de libraires qui, de deux exemplaires incomplets en fabriquent un parfait...

Il convient tout d'abord de rappeler que la question des faux concerne davantage les collections manuscrites que les collections imprimées. On se souviendra qu'au Moyen-Âge on n'hésitait pas à fabriquer les documents dont on avait besoin et qui manquaient. La diplomatique s'est constituée en science auxiliaire pour établir l'authenticité des diplômes et des chartes. Plus près de nous, des escrocs n'ont pas hésité à fabriquer de faux documents historiques manuscrits qui ont pu duper les collectionneurs, voire certains experts. Pour la France, l'une des affaires les plus célèbres est celle qui mit en cause Denis Vrain Lucas (1818-1882), condamné en 1870 pour avoir durant seize ans fabriqué plus de 27 000 autographes, dont une lettre de Jules César à Vercingétorix, et abusé en particulier le mathématicien et académicien, trop crédule, Michel Chasles.

La meilleure étude sur le sujet demeure celle d'Henri-Léonard Bordier et Emile Mabille, Une fabrique de faux autographes ou Récit de l’affaire Vrain Lucas, Paris, Techener, 1870. Elle a fait l'ojet d'une traduction récente en anglais de Joseph Rosenblum, Prince of Forgers, New Castle (Del.), Oak Knoll Press, 1998.

 

 

Plus près de nous, le magazine allemand Stern publia en avril 1983 des extraits de supposés journaux intimes d'Adolf Hitler. Le journal avait acquis pour près de neuf millions de marks une soixantaine de petits recueils concernant la période 1932-1945, dont un était consacré au vol de Rudolf Hess vers l'Angleterre. Les documents furent authentifiés, après un examen superficiel, par plusieurs historiens, dont le célèbre Hugh Trevor Roper d'Oxford. Pourtant des doutes se firent jour très rapidement. On découvrit que ces documents avaient été fabriqués par un certain Konrad Kujau, qui prétendait les avoir obtenus en République démocratique allemande. Les papiers et les encres étaient modernes, et le texte plein d'anachronismes. Le journaliste Robert Harris a consacré à l'affaire un ouvrage qui en fait le point :

HARRIS (Robert), Selling Hitler : The Extraordinary Story of the Con Job of the Century Hardcover. The Faking of the Hitler "Diaries", New-York, Pantheon, 1986.

 

 

En juin et juillet 1991, la chaîne britannique ITV a présenté une série en cinq épisodes intitulée Selling Hitler, et consacrée à l'affaire. Elle est sortie en DVD.

 

 

Plus récemment encore, une fondation italienne a acquis en 2004 pour 2 750 000 euros un papyrus portant un texte géographique d'Artémidore d'Ephèse accompagné d'une carte et de dessins d'animaux. Le papyrus a été exposé en grande pompe en 2006 à Turin puis en 2009 à Berlin. Il a fait l'objet d'une édition scientifique, et a été reconnu comme authentique par un certain nombre d'universitaires. De nombreux articles de presse, sauf en France, ont salué sa découverte. Il proviendrait d'Egypte, et serait entré au XIXe siècle dans une collection européenne. Le papyrus a été refusé en 2009 par le Musée égyptien de Turin. Il est, depuis février 2010 déposé au Centre de restauration de la Reggia di Venaria Reale ds Turin. Dès son apparition sur la scène publique, le professeur Luciano Canfora de l'université de Bari l'a dénoncé comme un faux réalisé par un faussaire de talent du XIXe siècle, Constantin Simonidès (1824-1890). Luciano Canfora a défendu son point de vue dans plusieurs publications. Il étudie cette manipulation et démontre la fausseté de l'objet dans un stimulant petit livre :

CANFORA (Luciano), La fabuleuse histoire du faux papyrus d'Artémidore, Toulouse, Anacharsis Éditions, 2014.

Voir notre compte-rendu dans le Bulletin des bibliothèques de France, octobre 2014, p. 218-219.

 

 

 

Pour aborder le problème des faux, nous renvoyons d'abord à deux ouvrages généraux :

ECO (Umberto), La Guerre du faux, Paris, Bernard Grasset, 1985.

 

 

et :

GRAFTON (Anthony), Forgers and Critics. Creativity and Duplicity in Western Scholarship, Princeton, Princeton University Press, 1990. Traduction française : Faussaires et critiques. Créativité et duplicité chez les érudits occidentaux, Paris, Les Belles-Lettres, 1993. Second tirage, 2004.

 

 

Anthony Grafton y écrit, en particulier, aux pages 74-76 : « [….] On pourrait croire que la multiplication de bibliothèques bien ordonnées, des ouvrages de référence, des catalogues , et le nombre croissant de professionnels de la littérature et de la bibliographie qui les publient , réduiraient les chances de réussite d’une fraude majeure. En fait, ce changement dans leurs conditions de travail n’a diminué les chances de succès que pour les faussaires maladroits, incapables de faire passer leurs œuvres au travers d’un réseau de détection devenu plus serré […] Même de nos jours, maints collectionneurs et bibliothécaires, fascinés par un auteur ou un genre particulier, s’aperçoivent – mais un peu tard – qu’ils ont négligé les vérifications bibliographiques et matérielles élémentaires qui auraient pu leur éviter d’être dupes. »

A cette première approche, on peut ajouter deux autres ouvrages plus spécialement consacrés aux faux en matière de livres imprimés :

ROSENBLUM (Joseph), Practice to Deceive. The Amazing Stories of Literary Forgery’s Most Notorious Practitioners, New Castle (Del.), Oak Knoll Press, 2000.

 

 

MYERS (Robin), Fakes and Frauds, Varieties of Deception in Print and Manuscript, New Castle (Delaware) and Winchester, Oak Knoll press & St Paul’s Bibliographies, 1996.

Une exposition de référence sur le sujet a été organisée à la Bibliothèque de l’Université du Delaware, du 19 août au 15 décembre 1999 :  The Frank W. Tober Collection on Literary Forgery. Le site web de la bibliothèque de l'université du Delaware propose une documentation intéressante, que nous aurons à nouveau l'occasion de citer, sur la question.

En 2003, la Thomas Fisher Library de Toronto a elle aussi présenté une exposition importante sur les faux, dont le catalogue porte témoignage :

 

 

LANDON (Richard), Literary Forgeries & Mystifications. An Exhibition. Thomas Fisher Rare Book Library, University of Toronto, June 18 - August 29 2003, Toronto,  Thomas Fisher library, 2003.

 

En 1989 s'est tenue à Houston une importante conférence consacrée au problème des faux. Y furent évoquées plusieurs affaires présentées ci-après, en particulier les affaires, Wise / Forman, Butterfly Books, Hofmann, Texfake. Les actes de ce colloque ont été publiés l'année suivante :

 

         

 

Forged Documents. Proceedings of the 1989 Houston Conference organized by the University of Houston Libraries. Edited by Pat Bozeman, New Castle (Del.), Oak Knoll Books, 1990.

 

Les pratiques passées incitent à s'inquiéter pour l'avenir, en particulier avec le développement de technologies de plus en plus complexes et performantes. La Bibliographical Society of Australia and New-Zealand a décidé de se pencher sur la question lors de son congrès annuel organisé à la Barr Smith Library, University of Adelaide, les 3 et 4 novembre 2011, et qui a pour titre : "Textual Manipulation".

L'argumentaire de la manifestation est on ne peut plus clair : "The conference theme of Textual Manipulation will explore, within the discipline of physical and textual bibliography, both past practices and future trends - in particular how the manipulation of electronic texts may change the landscape of bibliographical studies over the coming decades".

 

La Bibliothèque royale du Danemark a organisé, du 6 octobre 2012 au 19 janvier 2013, une exposition intitulée "Unbelievable. Scientific fraud and forgeries" qui présente dix-neuf cas, et évoque en particulier l'affaire des faux autographes de Vrain Lucas.

 

Le Centre Gabriel Naudé de l'enssib et le Centre de conservation du livre ont organisé à la Bibliothèque Mazarine, le 13 décembre 2012, leur sixième journée d'étude "Droit et patrimoine en bibliothèque" sur le thème Faux et fraudes en bibliothèque. Les actes seront publiés.

 

La librairie londonienne Bernard Quaritch a publié fin 2014 un imposant catalogue d'une collection consacrée aux faux (manuscrits et imprimés) qui, sans être exhaustif, dresse un large panorama de la question et s'impose comme un ouvrage incontournable :

 

 

FREEMAN (Arthur), Bibliotheca Fictiva. A Collection of Books & Manuscripts Relating to Literary Forgery 400 BC - AD 2000, London, Bernard Quaritch Ltd, 2014.En complément de ce remarquable catalogue de la collection d'Arthur et Jannet Freeman, on pourra se reporter à l'ouvrage, bien illustré, que lui ont consacré les bibliothèques de l'université Johns Hopkins

 

 

HAVENS (Earle) ed., Rare Books and Manuscripts from the Arthur and Jannet Freeman Bibliotheca Fictiva Collection, Baltimore, The Sheridan Libraries, Johns Hopkins University, 2014.

 

Nous nous permettons enfin de renvoyer à un article en ligne du Nouvel Observateur du 19 mars 2014 évoquant l'auteur de ces lignes.

 

 

 

1) Pratiques d’imprimeurs-libraires de l’époque moderne

 

Prolongeant une pratique médiévale courante, certains des premiers imprimeurs n’ont pas hésité à fabriquer, à leur tour, des faux. Un des exemples les plus significatifs est peut-être celui de l’imprimeur florentin Filippo Giunta qui, en 1517, fabriqua une fausse édition aldine des œuvres conjointes de Lucien de Samosate et de Philostrate. En 1503, Alde Manuce avait, en effet, imprimé une telle édition. En 1517, Filippo Giunta fit relier ensemble une édition de Lucien, réalisée par l’imprimeur florentin Lorenzo de Alopa en 1496, et un Philostrate en sa possession. Pour habiller le tout, il fit imprimer une page de titre ressemblant à celle de l’édition aldine de 1503. L’ouvrage est aujourd’hui conservé dans les collections de la Bibliothèque municipale de Melun (Réserve : In-folio 280). C’est l’étude des caractères qui permit de reconnaître le matériel de Lorenzo de Alopa… et de dévoiler la supercherie.

 

 

 

 

 

2) Pratiques de libraires contemporains (XIXe-XXIe siècles)

 

Certains libraires des XIXe et XXe siècles, et surtout du XIXe, n'ont pas hésité à compléter des exemplaires lacunaires en faisant fabriquer manuscritement, ou composer au plomb, des pages manquantes. D'autres, comme on l'a signalé, ont fabriqué des exemplaires complets à partir de plusieurs exemplaires lacunaires. Les anglo-saxons désignent la chose sous le nom de "Sophistication", et parlent de "Sophisticated Copies". En français, l'argot des libraires parle de "gilloter" ou de "gillotage", du nom de Firmin Gillot (1820-1872) inventeur de la zincographie.

Ces pratiques ont été évoquées par une très belle exposition organisée en 2008 à la John Carter Brown Library de Providence , et dont le catalogue est aujourd'hui un ouvrage de référence :

 

 

DANFORTH (Susan) A Matter of Taste. Discrimination in Nineteenth-Century Book Collecting. Catalogue of an Exhibition of Rare Books from the John Carter Brown Library, Providence (Rhode Island), The John Carter Brown Library, 2008. 

Nous signalons, ci-dessous, trois cas emblématiques, que nous développons par ailleurs en cours.

 

a) La première étude porte sur les incunables.

Elle est due à une spécialiste travaillant pour Christies, et a été publiée dans un ouvrage important pour notre propos :

FORD (Margaret Lane), “Deconstruction and Reconstruction : Detecting and Interpreting Sophisticated Copies”,  Early printed books as material objects proceedings of the Conference organized by the IFLA rare books and manuscripts section, Munich, 19-21 August 2009. Edited by Bettina Wagner and Marcia Reed, Berlin, De Gruyter Saur, 2010, p. 291-303.

 

L'auteur, évoquant le cas des incunables, insiste sur trois paramètres qui peuvent aider à mettre en évidence une intervention extérieure pour compléter un exemplaire défectueux :

- l'analyse du style des lettrines peintes postérieurement à l'impression. l'auteur donne l'exemple d'un incunable (Saint Jérôme, Epistolae, Mayence, Peter Schöffer, 1470)  visiblement reconstitué à partir de trois exemplaires défectueux... car comportant des lettrines de styles français, allemand, et flamand !

- la largeur des marges des feuillets,

- la place des filigranes sur des feuillets censés appartenir à un cahier obtenu par le pliage d'une seule feuille de papier.

 

b) Le second cas concerne le De Revolutionibus... de Nicolas Copernic

Il met nommément en cause un grand libraire parisien et le milieu des collectionneurs. Il est rapporté par Owen Gingerich dans l'ouvrage grand public qu'il a donné relativement à son recensement de tous les exemplaires conservés des deux éditions du XVIe siècle du De Revolutionibus... de Copernic.

GINGERICH (Owen), The Book Nobody Read. Chasing the Revolutions of Nicolaus Copernicus. New-York, Walker Publishing Company, 2004. Publication en « paperback » par Penguin en 2005.

 

Traduction française : Le Livre que nul n’avait lu. A la poursuite de « De Revolutionibus » de Copernic, Paris, Dunod, 2008.  Le traducteur, professeur d'histoire des sciences à l'université de Paris VII, méconnait malheureusement le vocabulaire bibliographique. Il faut parfois repasser par l'anglais pour le comprendre ! Il parle (page 10) de "planchettes" pour des ais de bois, de reliures en "vélin mou" pour "vélin souple", et toujours dans la même page, d'une "reliure en vache tendue sur du carton pesant" [sic !]. Il parle (page 210) de "gravure aveugle" pour un estampage à froid, y évoque deux pages plus loin Emmanuel Poulle qu'il dénomme "Pouille", emploie systématiquement le terme "signature" pour désigner les "cahiers", et tout aussi systématiquement l'américanisme "copie" (copy) pour exemplaire. Si on fait abstraction de ces approximations fâcheuses, on se reportera avec intérêt... et gourmandise au chapitre 13, pages 223-242, intitulé : "Des dames sophistiquées" [autre américanisme !]... en laissant à l'auteur la responsabilité de la dénonciation qu'il porte... et qui, à notre connaissance, n'a pas été démentie !

De fait, cet exemple récent mis sur la place publique ne fait que témoigner pour une pratique encore trop largement répandue.

 

c) Le troisième cas est relatif à Louise Labé

Il a été "débusqué" et élucidé par nos soins dans une communication au colloque "Copier et contrefaire à la Renaissance. Faux et usage de faux" organisé par R.H.R. et la S.F.D.E.S. les 29, 30 et 31 octobre 2009 à l'INHA et à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

VARRY (Dominique), « Sur quelques pages d’une édition de Louise Labé (1555)… A propos de l’exemplaire Rés. 355915 de la Bibliothèque municipale de Lyon », Copier et contrefaire à la Renaissance. Faux et usage de faux. Sous la direction de Pascale Mounier et Colette Nativel... Paris, Honoré Champion, 2014, p. 453-466.

 

 

Il concerne l'exemplaire Réserve 355915 de la Bibliothèque municipale de Lyon des Oeuvres de Louise Labé, dans son édition originale publiée dans la capitale des Gaules par Jean de Tournes en 1555.

 

 

Cet exemplaire, qui diffère par trois feuillets de sa dédicace des autres exemplaires de la même édition conservés et repérés, a été considéré jusqu'à présent par tous les spécialistes et bibliographes de Louise Labé comme le premier des deux états de l'édition originale de 1555. Notre lecteur pourra aller l'examiner de plus près sur Gallica. Il a, en particulier, été utilisé par Mireille Huchon dans son ouvrage polémique : Louise Labé une créature de papier, Genève, Droz, 2006. Elle y commente, pages 109-111, le cul de lampe qui diffère des autres exemplaires connus.

Jusqu'à ce que nous nous penchions sur la question, personne ne semblait s'être aperçu que ce curieux cul de lampe n'est pas de facture XVIe siècle, mais plutôt XVIIIe siècle. Le repérage d'une contremarque de filigrane, sur un des trois feuillets en cause, l'étude du matériel typographique et celle du matériel ornemental utilisés, nous amènent à conclure que nous avons affaire à un exemplaire incomplet, pour lequel un libraire du XIXe siècle a fait recomposer, avec du matériel aussi ancien qu'il a pu trouver, les trois feuillets manquants... Nous avons donc, dans ce cas et pour les trois feuillets incriminés, une impression de 1555 sur un papier postérieur à 1739 puisque présentant une contremarque "Auvergne Fin" indication géographique rendue obligatoire par un arrêt royal de 1739, avec une police attribuable au fondeur parisien d'origine suisse Nicolas Gando vers 1760, et des ornements disparates du XVIIIe siècle !

 

 

A ceci s'ajoute le fait que la page de titre, rafistolée, est,  elle aussi très suspecte. Il semble qu'on ait récupéré une page de titre présentant l'encadrement voulu sur un exemplaire d'un autre titre quelconque sorti de l'atelier de Jean de Tournes, et qu'on y ait rajouté les informations de titre de l'édition de 1555 de Louise Labé.

 

 

La reliure, signée Bauzonnet, et très serrée... sans doute pour éviter qu'on ne repère la supercherie, nous permet de dater celle-ci des années 1831-1840. Nul doute, à notre avis, que le bibliophile lyonnais Jean-Louis Antoine Coste (1784-1851) s'est fait "escroquer" en acquérant cet exemplaire !!!

Ce cas démontre, une nouvelle fois, l'ignorance des littéraires français en matière de bibliographie matérielle... puisqu'aucun des "spécialistes" de Louise Labé n'avait... jamais rien remarqué !

 

 

d) Une page de titre de 1786 sur un papier de... 1807 !

A ces trois cas, nous pouvons ajouter celui signalé  au printemps 2012 sur le blog de l'Université de Saint Andrews. Il pose le problème d'une page de titre portant la date de 1786, mais imprimée sur un papier de 1807. Bien qu'il soit difficile de poser un diagnostic sans avoir examiné l'ouvrage, on peut conjecturer qu'on est en présence d'une édition de 1786 sur laquelle on a, ultérieurement, remis une page de titre réimprimée pour la circonstance au début du XIXe siècle et destinée à remplacer la page de titre initiale disparue. C'est du moins ce qu'on peut conjecturer et de la date du filigrane de la page de titre, et du fait que les lignes de chaine du volume et celles de la page de titre soient d'orientations différentes ! A suivre...

 

 

3) L’affaire Wise / Forman (1934)

 

Cette affaire, qui causa un énorme scandale au Royaume-Uni, et constitue un cas d’école, fait l’objet d’une présentation détaillée dans nos cours. Nous ne donnons donc ici que quelques éléments de contexte et références bibliographiques.

Elle mit en cause deux gentlemen anglais, bibliographes amateurs mais reconnus et collectionneurs : Harry Buxton Forman (1842-1917) et Thomas James Wise (1859-1937), qui fut président de la Bibliographical Society en 1922 et membre du Roxburghe Club.

 

    

Tous deux se rencontrèrent en 1886, et commencèrent leurs coupables agissements l’année suivante. Ils fabriquèrent et mirent sur le marché de petites plaquettes supposées être des éditions pré-originales de grands auteurs anglais du XIXe siècle. L’affaire fut révélée en 1934 par la publication du livre de John Carter et Graham Pollard, An Enquiry into the Nature of Certain Nineteenth Century Pamphlets, et une campagne de presse, en particulier dans le Times Literary Supplement… qui hâtèrent le trépas de Wise  L’enquête de Carter et Pollard s’appuie, en particulier, sur des études des papiers utilisées, du matériel typographique, sur la collation des textes, et la chronologie de l’apparition des plaquettes suspectes sur le marché d’antiquariat.

 

 

Seul le libraire américain Gabriel Wells publia en 1934 une brochure de 13 pages de soutien à Wise... qui n'eut pour conséquence que d'attirer l'attention sur une vente Forman intervenue en 1920 :

WELLS (Gabriel), The Carter-Polard Disclosures, New-York, Doubleday, Doran & Company Inc., 1934.

 

                    

 

 

L’affaire est évoquée sur le site de la Bibliothèque de l’université du Delaware.

Elle est très brièvement résumée en quatres pages (176-179), sous le titre "L'homme qui aimait les livres", dans :

ROUVILLOIS (Frédéric), Le Collectionneur d'impostures, Paris, Flammarion, 2010.

 

Quelques références bibliographiques… parmi un très grand nombre de publications relatives à cette affaire :

 

CARTER (John) and POLLARD (Graham), An Enquiry into the Nature of Certain Nineteenth Century Pamphlets, London, Constable & Co Ltd, New York, Charles Scribner’s Sons, 1934.

L’ouvrage qui fit éclater publiquement le scandale ! (Reproduit ci-dessus)

 

BARKER (Nicolas), COLLINS (John), A Sequel to An Enquiry into the Nature of Certain XIXth Century Pamphlets by John CARTER and Graham POLLARD. The Book Forgeries of H. Buxton Forman and T. J. Wise Re-examined by…, Aldershot, Scolar Press and New Castle (Del.), Oak Knoll Books, 1992. Première édition Aldershot, Scolar Press, 1983.

Reprend, réédite et prolonge l’enquête de 1934. Met en lumière l’importance du rôle de Forman, jusqu’ici sous-estimé, dans l’affaire.

 

COLLINS (John), The Two Forgers. A Biography of Harry Buxton Forman & Thomas James Wise, New Castle (Delaware), Oak Knoll books, 1992.

Une biographie des deux faussaires.

 

DICKINSON (Donald C.), John Carter. The Taste & Technique of a Bookman, New Castle (Delaware), Oak Knoll Press, 2004.

Biographie d’un des deux découvreurs de l’escroquerie.

 

FOXON (D. F.), Thomas J. Wise and the Pre-Restoration Drama. A Study in Theft and Sophistication, London, The Bibliographical Society, 1959.

Thomas James Wise ne fut pas seulement un faussaire… mais aussi un voleur et un dépeceur d’éditions du théâtre anglais du début du XVIIe siècle conservées au British Museum !

 

HASLAM (G. E.), Wise after the Event. A Catalogue of Books, Pamphlets, Manuscripts and Letters relating to Thomas James Wise displayed in an Exhibition in Manchester Central Library. September 1964. Manchester Libraries Committee, 1964 (tirage : 500 exemplaires).

Catalogue de l’exposition organisée en 1964 par la bibliothèque municipale de Manchester.

 

 

 

PARTINGTON (Wilfred), Forging Ahead. The True Story of the Upward progress of Thomas James Wise Prince of Book Collectors, Bibliographer Extraordinary and Otherwise, New-York, G. P. Putnam's sons, 1939.

Nouvelle édition : New York, Cooper Square Publishers Inc., 1973.

 

 

 

PARTINGTON (Wilfred), Thomas J. Wise in the Original Cloth. The Life and Record of the Forger of the Nineteenth-Century Pamphlets by Wilfred Partington with an Appendix by George Bernard Shaw, London, Robert Hale Limited, 1946.

Nouvelle édition : Folkestone & London, Dawsons of Pall Mall, 1974.

La première biographie de Thomas Wise.

 

 

 

TODD (William B.), Thomas J. Wise Centenary Studies. Edited by William B. Todd. Essays by John Carter, Graham Pollard, William B. Todd, Austin, Universty of Texas Press, 1959.

 

TODD (William B.), Suppressed Commentaries on The Wiseian Forgeries. addendum to an Enquiry, Austin, The University of Texas Humanities Research Center, 1969.

 

 

LEWIS (Roger C.), Thomas James Wise and the Trial Book Fallacy, Aldershot, Scolar Press, 1995.

Evoque une autre escroquerie de Wise et Forman : le fait de relier d'authentiques feuilles d'épreuves, éventuellement corrigées par l'auteur, et de marquer le dos des reliures de dates antérieures à la publication des éditions originales, puis de les commercialiser comme de rares éditions pré-originales privées. Wise est l'auteur de l'appellation "Trial Book". Lui et son complice Forman ont semble-t-il fabriqué ces ouvrages au tournant du XXe siècle, après la période où ils avaient fabriqué leurs fausses premières éditions. Dans le cas des "Trial books", on n'a pas affaire à des faux à proprement parler, mais à des manipulations qui ont contribué à embrouiller l'histoire éditoriale des oeuvres concernées.

 

 

 

[Vente Sotheby & Co, Londres, 4-5 Décembre 1967] Catalogue of the Celebrated Collection of Wiseiana formed by Sir Maurice Pariser together with properties of John Carter, Esq., C.C.E., Graham Pollard, Esq. and Mrs R. W. Chapman…. Which will be sold by Auction by Messrs. Sotheby & Co… London, Sotheby & Co, 1967.

Catalogue de la vente publique de 1967 consacrée à l’affaire.

 

 

[Catalogue de libraire] A Catalogue of Books and Pamphlets from the Library of Maurice Buxton Forman with an Introduction by Graham Pollard, London, Bernard Quaritch Ltd, 1973.

Catalogue du célèbre libraire londonien proposant en 1973 des livres et brochures provenant de la bibliothèque de Maurice Buxton Forman, fils du faussaire Harry Buxton Forman... et lui aussi faussaire. L'introduction de Graham Pollard insiste sur la part essentielle, sous estimée en 1934 dans An Enquiry..., d'Harry Buxton Forman dans la fabrication des fausses plaquettes pré-originales. Il rapporte qu'Alfred Buxton Forman, frère cadet d'Harry, agent d'un papetier, a fourni du papier à son frère pour ses faux de Shelley et Keats, en toute connaissance de cause.

 

BARKER (Nicolas), "T. J. Wise and the Roxburghe Club", The Book Collector, volume 61, n° 2, Summer 2012, p. 227-235.

Dans ce récent article, Nicolas Barker évoque les remous provoqués par l'affaire au sein du très sélect club de bibliophiles dont Wise était membre. Il publie pour la première fois les échanges de lettres entre membres et avec Wise, et évoque les délicates tractations entreprises pour amener Wise à démissionner... procédé plus élégant qu'une éviction officielle.

 

 

L’affaire a inspiré au moins deux romans policiers. Le premier est paru sous la signature de Julian Symons en 1949, et a été réédité à plusieurs reprises depuis, la dernière fois en 2011. Il est disponible en format électronique :

 

 

                          

SYMONS (Julian), Bland beginning. A Detective Story, London, Victor Gollancz, 1949.

Le second date des années 1970, et n'est plus disponible sauf d'occasion.

 

HALLAHAN (William H.), The Ross Forgery, London, Victor Gollancz Ltd, 1977 (édition de poche : London, Sphere Books Limited).

Comment fabriquer une vraie fausse ou une fausse vraie fausse édition pré-originale du XIXe siècle attribuable à Harry Buxton Forman et Thomas James Wise, en vieillissant les encres dans le four de sa cuisinière, pour abuser un bibliophile concurrent ???

 

 

4) L’affaire des Butterfly Books (années 1968-1972)

 

BARKER (Nicolas), The Butterfly Books. An Enquiry into the Nature of Certain Twentieth Century Pamphlets, London, Bertam Rota, 1987, (tirage 400 exemplaires).

 

   

 

Reprenant les méthodes utilisées pour dévoiler l’affaire Wise, c'est-à-dire l’étude des caractères, des papiers et des textes, Nicolas Barker révèle une série de fausses éditions d’auteurs célèbres du XXe siècle publiées par l’écrivain américain Frederic Prokosch (Madison 1908 – Grasse 1989), imprimées en France (Imprimerie du Trocadéro, Paris), et mises en vente chez Sotheby dans les années 1968-1970.

Ce cas est également évoqué sur le site de la Bibliothèque de l’université du Delaware.

 

 

5) L’affaire Mark William Hofmann (1985)

 

Ce cas fait également l'objet dans nos cours d'une présentation plus détaillée, en particulier en ce qui concerne les techniques d'expertise.

 

Le 15 octobre 1985, deux colis piégés firent deux morts à Salt Lake City. Le 16, une troisième bombe éclata dans un véhicule, blessant l'homme qui la manipulait. De victime, le blessé devint très vite suspect. Pris à la gorge par ses créanciers, attendant de grosses rentrées d'argent... qui, comme nous le verrons, ne venaient pas, il n'avait trouvé d'autre solution que les bombes. Il s'appelait Marc Hofmann, était né à Salt Lake City en 1954, et était connu comme un découvreur et un marchand de documents historiques mormons. Lui-même appartenait à cette Église des saints des derniers jours. De fait, l'enquête devait démontrer qu'il fabriquait des faux depuis 1979.

Le 15 mars 1985, il avait "découvert" et acheté pour 25 dollars chez un bouquiniste de New-York un feuillet imprimé intitulé "The Oath of a Freeman", dont il ne tarda pas à supputer qu'il s'agissait du premier texte imprimé sur le territoire des colonies américaines, dans le Massachusetts, en 1639. Il s'agissait du texte d'un serment que devaient prononcer les colons.

 

 

La première presse avait été apportée d'Angleterre en 1638, et montée en 1639. Le premier imprimeur, Stephen Daye, était serrurier, et s'était installé dans ce qui est aujourd'hui Cambridge (Harvard Square). Sa première impression fut effectivement "The Oath of a Freeman" dont aucun exemplaire conservé n'est connu. Il produisit ensuite un almanach, lui aussi non conservé. Enfin, en 1640, il sortit son premier livre, un ouvrage religieux, le Bay Psalm Book, parvenu jusqu'à nous. On comprend donc l'importance que pouvait revêtir la "découverte" de Mark Hofmann.

Le document fut d'abord proposé à la Bibliothèque du Congrès. Celle-ci l'examina sans trouver de faille, mais demeura suspicieuse et refusa de le payer plus de 350 000 dollars. Le vendeur en voulait 1,5 million. La Bibliothèque du Congrès déclina l'offre et rendit le document au libraire qui servait d'intermédiaire le 14 juin 1985. La bibliothèque avait essayé de remonter l'histoire de la transmission du document. Lorsque le nom de Mark Hofmann est apparu, elle s'est méfiée. Le document fut alors proposé à l'American Antiquarian Society, qui refusa d'aller au-delà de 750 000 dollars, et le restitua le 11 septembre 1985. Les choses en étaient là, lorsqu'un mois plus tard les explosions de Salt Lake City donnèrent une toute autre tournure à l'affaire.

En février 1986, Mark Hofmann fut inculpé à Salt Lake City pour 27 crimes. Le 23 janvier 1987, il fut condamné à la prison à vie sans possibilité de libération sur parole. Il avait alors un peu plus de 32 ans. Le 7 janvier précédent, il avait plaidé coupable après un arrangement avec l'accusation qui lui évitait la peine de mort... et des poursuites dans l'état de New-York pour "The Oath of a Freeman". L'enquête avait démontré qu'il avait fabriqué 450 faux documents mormons émanant de 129 auteurs différents. d'autres documents, non mormons mais tout aussi faux et en nombre inconnu, étaient et sont toujours dans le circuit du commerce d'antiquariat. Hofmann a fini par avouer, le 1 avril 1988 [!!!] avoir fabriqué "The Oath of a Freeman" et l'avoir introduit chez le bouquiniste chez lequel il avait fait mine de le découvrir.

Hofmann avait "construit" son texte en assemblant des groupes de lettres découpées dans un reprint daté de 1956 du Bay Psalm Book. Il avait ensuite fait graver le texte chez un des deux graveurs de Salt Lake City... que la police n'eut pas de mal à retrouver. Puis, il l'avait imprimé sur une feuille de papier vierge récupérée dans un ouvrage du XVIIe siècle.

L'étude du dossier, et des ouvrages conscrés à l'affaire, démontre la difficulté d'établir la fausseté de "The Oath of a Freeman". Seuls d'infimes détails d'agencement du texte, mis en évidence par Nicolas Barker, démontrent qu'il ne s'agit pas d'un texte composé par un imprimeur.

L'affaire fait encore aujourd'hui parler d'elle, et des faux Hofmann apparaissent régulièrement chez les marchands d'autographes... et de philatélie [fausses lettres et faux cachets postaux]. En 1997 encore, Sotheby's New-York a dû rembourser à une bibliothèque un faux de la poétesse Emily Dickinson (1830-1886) que la maison de vente avait mis aux enchères !

 

 

Des sites consacrés à l'affaire :

TANNER (Jerald), Tracking the White Salamander

RAMSLAND (Katherine), The Genius Bomber

Mark Hofmann. Master Forger. The Mormon Bomber

 

 

Quelques livres sur l’affaire :

 

BARKER (Nicolas), Form and Meaning in the History of the Book. Selected Essays. London, The British Library, 2003.

Une section entière de l’ouvrage est consacrée au problème des faux : “Forgery”, p. 332-392

Sur l’affaire Hofmann, voir tout spécialement : « A Scandal in America », p. 332-353, qui reprend un article publié dans The Book Collector, 36 (Winter 1987) & 37 (Spring 1988), p. 3-28.

 

GILREATH (James), The Judgment of Experts. Essays and Documents about the Investigation of the Forging of the Oath of a Freeman, Worcester, American Antiquarian Society, 1991.

Après l'affaire, l'American Antiquarian Society a rassemblé et publié dans ce volume les différentes expertises effectuées sur le faux réalisé par Hofmann.

 

 

 

NAIFEH (Steven) and WHITE SMITH (Gregory), The Mormon Murders : a true story of greed, forgery, deceit and death, New-York, Weidenfeld and Nicolson. Plusieurs rééditions en format de poche, la dernière : St. Martin's Paperbacks, 2005.

 

 

LINDSEY (Robert), A Gathering of Saints. A True Story of Money, Murder and Deceit, New-York, Simon and Schuster, 1988.

 

 

SILLITOE (Linda), ROBERTS (Allen), with a forensic analysis by George J. THROCKMORTON, Salamander. The Story of the Mormon Forgery Murders, Salt Lake City (Utah), Signature Books, 1988.

 

WORRALL (Simon), The Poet and the Murderer. A True Story of Literary Crime and the Art of Forgery, New-York, London, Ringwood, Toronto, Auckland, Penguin Books-Dutton, 2002. 

 

 

6) Les faux documents du Texas (1988)

 

 

           

TAYLOR (Thomas W.), Texfake, an Account of the Theft and Forgery of Early Texas Printed Documents, Austin (Texas), Texas A & M University Press, 1991.

L'ouvrage de Thomas Taylor, libraire d'ancien et éditeur, narre les trois années d'enquête qu'il a menées, à partir d'avril 1988, et qui lui ont permis de mettre en évidence, d'une part le pillage à grande échelle des collections patrimoniales de l'état du Texas dans les années 1950-1980 pour alimenter le commerce d'aniquariat, et d'autre part la fabrication de nombreux faux documents historiques (une soixantaine), à commencer par des impressions de la déclaration d'indépendance du Texas. Son ouvrage décrit en détail les faux incriminés, en donnant des reproductions et des faux et des documents authentiques.

 

      

 

 

7) Le faussaire de la Nouvelle Angleterre (1998-1999)

 

Une autre affaire, plus récente, survenue elle aussi aux États-Unis, est évoquée dans l'ouvrage suivant, pages 79-131 :

 

GOLDSTONE (Lawrence and Nancy), Warmly Inscribed. The New England Forger and Other Book Tales, New York, Thomas Dunne Books St Martin’s Press, 2001.

Elle révèle les pratiques, sur une dizaine d'années, de Kenneth Russell Anderson, propriétaire de la librairie d'ancien "Old Nail Books"  dans le Connecticut, qui enrichissait des exemplaires modestes d'auteurs américains prestigieux des XIXe et XXe siècles de leurs fausses signatures  autographes. Il plaida coupable le 18 mars 1999, et fut condamné le 29 juin 1999 à trois ans de prison avec sursis et à une amende de 33 000 dollars.

 

 

8) Une affaire norvégienne (2008-2012) : Hamsun, Ibsen

 

Une affaire, découverte en 2008 et jugée en 2012, de faux manuscrits des littérateurs norvégiens Knut Hamsun (prix Nobel de littérature) et Henrik Ibsen mis sur le marché d'antiquariat. Parmi les documents incriminés figure une pièce de théâtre d'Ibsen inconnue, proposée à la Bibliothèque nationale : Solguden (Le dieu soleil). La bibliothèque nationale de Norvège a dépensé 695 000 couronnes, soit 91 000 euros, pour acheter des documents qui se révèlent être des faux !

L'enquête met en cause le collectionneur et cinéaste Geir Ove Kvalheim, né en 1970, suspecté d'être l'auteur de ces faux. Bien qu'ayant nié savoir que les documents n'étaient pas authentiques, il a été condamné, le 21 septembre 2012 à Oslo, à 3 ans de détention,  dont 2 ans et demi de prison ferme, et à une amende de 1, 3 million de couronnes.

 

 

Views and News from Norway : 1 décembre 2011

The Guardian : 1 janvier 2012

Courrier international : 31 janvier 2012

Views an News from Norway : 31 mai 2012

The Foreigner : 24 septembre 2012

 

 

 

9) Faux Galilée (2012, affaire en cours)

 

En 2007, la communauté des bibliophiles commence à bruisser à propos d'un document exceptionnel, jusqu'alors détenu par un anonyme collectionneur sud-américain, mais acheté en 2005 par la librairie Martayan Lan de New-York : un exemplaire, qui serait un exemplaire d'épreuves, du Sidereus Nuncius de Galilée publié à Venise en 1610. Il a une double particularité intéressante. A la place des gravures sur cuivre des vues de la lune de l'édition originale, il présente cinq aquarelles de couleur moutarde qui seraient de la main même de Galilée... ce que conteste formellement Owen Gingerich, le bibliographe de Copernic (GINGERICH (Owen), "The Curious Case of the M-L Sidereus Nuncius", Galilaeana, vol. VI, 2009, p. 141-165).

 

 

 

Gravures sur cuivre du feuillet C2 r° d'un exemplaire de l'édition originale

 

Aquarelles de la main de Galilée au feuillet C2 r° de l'exemplaire découvert (document Richard Lan)

 

Cette attribution serait confirmée par une inscription manuscrite figurant au bas de la page de titre : "Io Galileo Galilei f" dans laquelle le f signifierait "feci" (Moi Galileo Galilei ai fait) comme c'est le cas pour le "fecit" sur les gravures anciennes.

 

 

La découverte donne lieu à un article de Jeff Israely dans Time Magazine du 16 août 2007. Le libraire américain Richard Lan, actuel détenteur de l'ouvrage, explique comment celui-ci lui est parvenu dans une interview intitulée "How did this come in my hands" en date du 21 août 2012 sur le site de l'Antiquarian Booksellers' Association. Ce lien, qui était actif lors de la rédaction de ces lignes en décembre 2012, a depuis, curieusement, cessé de fonctionner !!!

En mars 2015, cette interview est consultable sur le site de l'ILAB.

 

L'ouvrage a fait l'objet d'une expertise d'une équipe d'historiens d'art dirigée par Horst Bredekamp professeur à l'université de Berlin, et d'une seconde expertise menée par l'historien du livre Paul Needham bibliothécaire de l'université de Princeton.

 

            

Horst Bredekamp              Paul Needham

Ils concluent à son authenticité dans une publication en deux volumes édités en 2011, à Berlin, par Akademie Verlag :

- volume 1 : Galileo's Sidereus Nuncius : A Comparison of the Proof Copy (New York) with Other Paradigmatic Copies, edited by Irene Brückle, Oliver Hahn, Horst Bredekamp.

- volume 2 : Galileo makes a Book : The First Edition of Sidereus Nuncius, Venice 1610,  by Paul Needham.

 

 

Un historien des sciences, Nicolas Wilding, professeur à l'université d'état de Géorgie, chargé de rédiger une recension de ces deux volumes y met en doute l'authenticité du document, et le dénonce comme un faux : Renaissance Quarterly, Vol. 65, N° 1 (Spring 2012), p. 217-218. Sa conclusion est on ne peut plus caustique :

"Needham's conclusion nicely reminds us that many individuals were involved in the making of an early modern book : some of them may still be active."

Depuis lors, le microcosme est en ébullition par listes de diffusion interposées : le 11 juin 2012, Nick Wilding rend publique, sur la liste exlibris-l, la découverte de plusieurs faux : deux exemplaires du Sidereus Nuncius de 1610 (celui évoqué plus haut, et un autre passé en vente à New-York chez Sotheby's en 2005), et deux exemplaires d'un autre ouvrage de Galilée, Le Operazioni del Compasso Geometrico e Militare (édition originale Padoue, 1606) identifiés comme des faux par Frank Mowery lors d'une enquête privée de la Bibliothèque du Congrès menée en 2005.  Wilding y met en garde contre le cachet de la bibliothèque de Federico Cesi, qui apparait sur plusieurs des ouvrages incriminés, et suggère une investigation sur tous les livres portant cette estampille et apparus sur le marché depuis 2005.

Paul Needham répond, le 12 juin :

" I would like to add a clarification to Nicholas Wilding’s personal Exlibris post from yesterday, 11 June 2012, which summarized our joint studies of a dubious copy of Galileo's Sidereus nuncius, Venice, 1610. I have communicated our results to my German colleagues in the production of the monograph to which Wilding refers: Galileo's O (2 volumes, Berlin, 2011), Horst Bredekamp, Irene Brueckle, and Oliver Hahn. We have planned for additional materials testing to be carried out on this copy in Berlin, in the near future, including, in particular, detailed ink analysis in comparison with a control copy or copies. This will add significant information to the problem, and I emphasize that the results of these tests will be made fully available to all. I should also add that I was the author of volume II of Galileo's O, under the title Galileo Makes a Book. It follows that if Wilding and I are right about this copy in 2012, I was wrong in 2011. I do not want readers to imagine that I am discreetly trying to finesse this inconvenient consequence.

Paul Needham (Scheide Library)"

 

Le 10 décembre 2012, le Museo Galileo de Florence publie dans sa NunciusNewsletter, sous la signature de Stefano Gattei (IMT Institute for Advanced Studies de Lucques) un compte-rendu circonstancié des deux volumes de Bredekamp et Needham, et de l'état du dossier.

Une mise en garde est parue dès juin 2012 sur la liste RBMS (Rare Books and Manuscrits Section de l'Association of College and Research Libraries).

 

 

Nick Wilding est intervenu lors de la journée d'étude, signalée plus haut, organisée à la Bibliothèque Mazarine le 13 décembre 2012, par le Centre Gabriel Naudé de l'enssib et le Centre de conservation du livre, sur le thème "Faux et fraude en bibliothèque". En attendant de pouvoir lire le texte de sa communication "Forging Galileo", le lecteur curieux pourra toujours se reporter à sa présentation en ligne.

Depuis cette date, Nick Wilding a de nouveau évoqué l'affaire dans les conférences Léopold Delisle de la Bibliothèque nationale de France, le 2 décembre 2014. Le texte de cette conférence a été publié sous le titre Faussaire de lune. Autopsie d'une imposture. Galilée et ses contrefacteurs, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2016.

 

 

Nick Wilding est par ailleurs l'auteur d'un livre, petit mais essentiel, sur un personnage important de l'entourage de Galilée dans lequel il dévoile, au chapître 6, l'imprimeur réel de l'édition originale du Sidereus Nuncius parue à Venise, à l'adresse de Thomas Baglioni, en 1610.

 

WILDING (Nick), Galileo's Idol. Gianfrancesco Sagredo and the Politics of Knowledge. Chiacago and London, The University of Chicago Press, 2014.

 

Avant d'évoquer les indices qui confortent la démonstration de Nick Wilding concernant le faux Sidereus Nuncius, il importe de signaler que ses pistes le conduisent à la bibliothèque des Girolamini de Naples, dont le directeur Marino Massimo De Caro a été arrêté et incarcéré en mai 2012 pour l'avoir mise au pillage : 1000 volumes dont 240 portant le cachet de la bibliothèque Girolamini ont été retrouvés au domicile de De Caro à Vérone selon le Corriere del Mezzogiorno du 18 mai 2012. Il a ensuite reconnu en avoir dérobé plusieurs milliers. Par ailleurs, selon le Corriere del Mezzogiorno du 28 mai 2012, 11 volumes portant le cachet du séminaire de Gênes ont également éré retrouvés au domicile de De Caro à Vérone. L'affaire a été évoquée par un article de Marcelle Padovani intitulé "'La Divine comédie' a disparu..." dans le Nouvel Observateur du 12 juillet 2012 ; et par un article d'Elisabetta Povoledo dans le New York Times du 11 août 2012.

 

De gauche à droite : le conservateur Sandro Marsano

et le directeur Marino Massimo De Caro

 

L'affaire est encore à l'instruction. Elle révèle les hautes protections politiques d'un directeur dépourvu de tout diplôme professionnel, mais aussi des liaisons avec le Vatican et l'Amérique du Sud. Plusieurs complices de De Caro, italiens, argentins et une ukrainienne ont également été arrêtés. D'autres interpellations ont eu lieu le 3 octobre 2012, dont celles du français Stéphane Delsalle, du libraire d'Udine Luca Cableri, et de l'ecclésiastique Sandro Marsano, ancien conservateur de la bibliothèque Girolamini. De Caro est convaincu d'avoir volé des exemplaires d'ouvrages de Galilée, et de les avoir remplacés par des faux à Naples et à Padoue. Selon le journal Il Mattino du 5 octobre 2012, il a confessé avoir mis au pillage, avec son complice français, lui aussi arrêté, et nommé Stéphane Delsalle, la bibliothèque de Don Provolo à Vérone en 1999-2000, la bibliothèque du chapitre de Padoue entre 2003 et 2005, celle du séminaire de Vérone en 2009 et 2010, et celle de l'abbaye du Mont-Cassin en plusieurs occasions. Les livres volés passaient par la maison de ventes munichoise Zisska und Schauer, et se retrouvaient sur le marché à Londres, New-York ou Tokyo. Le personnage même de De Caro est trouble. Selon le Corriere della Sera du 17 avril 2012, il prétend descendre des princes de Lampedusa, ce que dément le chef de cette maison, il n'a aucun diplôme professionnel de bibliothécaire. Il a travaillé dans les pétroles au Vénézuela, dirigé une entreprise d'énergie solaire appartenant à l'oligarque russe Viktor Veselbach, été l'un des associés de la librairie d'antiquariat Imago Mundi, de Buenos Aires, de Daniel Guido Pastore, mis en cause pour des vols à la Bibliothèque nationale de Madrid et à la bibliothèque de Saragosse. Le 4 octobre 2012, le journal La Repubblica révélait que De Caro avait remis deux volumes de la bibliothèque Girolamini (l'un de Leon Battista Alberti, l'autre de Giambattista Vico) au sénateur Marcello Dell’Utri, bibliophile connu et organisateur de la Foire du livre ancien de Milan. Le 5 octobre 2012, l'ILAB (International League of Antiquarian Booksellers) diffusait à tous ses membres un message annonçant la suspension de Luca Cableri (Studio Bibliografico Wunderkammer, Udine) de l'association italienne, et invitant toute personne ayant acheté des livres de De Caro, Luca Cableri, Maurizio Bifolco et Stéphane Delsalle depuis le printemps 2011 à se mettre en rapport avec le Carabinieri Commando Tutela Patrimonio Culturale.

En mars 2013, De Caro a été condamné, lors d'un premier procès, à sept ans de prison, et interdit d'exercice de toute fonction publique (article de Napoli today, communiqué de l'ILAB).

En mars 2013, selon The Art Newspaper, De Caro avouait des vols dans les bibliothèques de Florence et de Rome.

Le même journal en date du 3 septembre 2013, The Telegraph en date du 28 août, indiquent que Herbert Schauer, le directeur de la maison de vente munichoise Zisska & Schauer, a été arrêté par la police allemande le 2 août 2013, à la suite d'une demande des autorités italiennes et a été extradé. Le 10 août 2013, la firme munichoise publiait un communiqué relatif à cette affaire. Herbert Schauer a été condamné en juin 2014 à cinq ans de prison, mais cette condamnation a depuis été cassée par la Cour de cassation italienne. Aux arrêts domiciliaires à Naples depuis août 2013, Herbert Schauer a été libéré le 28 juillet 2014, et a annoncé son intention de faire appel de sa condamnation, et de démissionner de la direction de la maison de vente munichoise.

Le 14 avril 2014, on apprend que le sénateur Dell'Utri, menacé de condamnation et d'arrestation dans d'autres dossiers pour ses liens avec la mafia, est officiellement "en fuite", et s'est réfugié au Liban, où il a été arrêté quelques jours plus tard. L'Italie a demandé son extradition. Celle-ci est intervenue le 13 juin 2014.

Le 5 août 2014, le site de l'ILAB (International League of Antiquarian Booksellers) publiait une protestation de son président en exercice, en italien, anglais et français, contre la façon, à ses yeux peu professionnelle, de travailler des enquêteurs italiens, et dénonçait l'arrestation, à leur demande, d'un libraire danois complètement étranger à l'affaire. Tout en s'élevant contre la stigmatisation de la profession qu'il représente, le président de l'ILAB demandait une nouvelle fois la communication de la liste des livres volés, pour les inscrire dans la base de données de l'ILAB.

 

L'enquête en cours réserve sans doute d'autres surprises...

 

Le 21 octobre 2013, un communiqué de l'ALAI (Associazione Librai Antiquari d'Italia) déplorait le désintérêt des autorités italiennes pour les faux introduits par De Caro et ses complices sur le marché d'antiquariat, principalement américain, avec le risque qu'ils ne soient pas détectés, et qu'on ne connaisse jamais les conditions ni les auteurs de leur fabrication...

 

Pour Nick Wilding, le Sidereus Nuncius de la librarie Martayan Lan a une page de titre qui présente des similarités avec un fac similé effectué en 1964 d'après un exemplaire conservé à Brera, et avec un autre exemplaire incomplet des gravures, passé en vente chez Sotheby's à New-York en 2005 (lot 44), et qui n'a pas trouvé acquéreur.

 

Le fac similé de 1964

 

Comme nous l'avons signalé plus haut, le Sidereus Nuncius de la librairie Martayan-Lan et plusieurs autres volumes de Galilée suspects portent une estampille de la bibliothèque de Federico Cesi qui, pour Nick Wilding, diffère par deux détails des estampilles authentiques de cette bibliothèque :

- le cercle interne y est continu, contrairement aux cachets authentiques

- le o et le t de "bibliotheca" ne sont pas ligaturés, alors que c'est le cas pour les cachets authentiques.

 

                

 A gauche : estampille authentique ; à droite estampille du Sidereus Nuncius Martayan-Lan

Qui plus est, le Sidereus Nuncius ne figure pas au catalogue de la bibliothèque de Federico Cesi, dont il proviendrait à en croire l'estampille qu'il porte ! (BIAGETTI (Maria Teresa), La biblioteca di Federico Cesi, Roma, Bulzoni, 2008).

Un autre détail relevé par Nick Wilding est la présence d'un point sur le second L du second Galileo au titre de l'exemplaire Martayan-Lan, comme on pourra le constater sur la photo suivante :

 

 

Cette particularité n'apparait pas sur les autres exemplaires connus du Sidereus Nuncius de 1610. Nous en voulons pour preuve les trois photos ci-dessous, prises sur les exemplaires respectifs de la Bibliothèque du Congrès, du Trinity College de Cambridge, et de la bibliothèque de l'université de Stanford.

 

Exemplaire de la Bibliothèque du Congrès (Washington)

 

Exemplaire du Trinity College (Cambridge)

 

Exemplaire de Stanford University Library

 

En revanche, elle apparait sur le lot 44 de la vente Sotheby's de 2005 !

Un nouvel élément troublant, qui ne figure pas sur les autres exemplaires mais bien sur le fac similé de 1964, est la présence sur celui de la librairie Martayan Lan d'une espèce de pied de la lettre P de "Privilegio", dans l'expression "Superiorum Permissu, & Privilegio.", au bas de la page de titre. Cette excroissance précède le P vers l'esperluette. Il semble que l'exemplaire de Brera, utilisé pour réaliser le fac similé, avait une tache brunâtre ente l'esperluette et le P, et que la photographie en noir et blanc l'a transformée en excroissance du P.

 

Exemplaire de la librairie Martayan Lan

 

Fac similé de 1964

 

Exemplaire de l'observatoire de Brera, avec une tache brune devant le P

 

Exemplaire de la Bibliothèque du Congrès (Washington)

 

Exemplaire du Trinity College (Cambridge)

 

Par ailleurs, le titre de l'exemplaire Martayan Lan présente une faute de composition du mot "periodis" orthographié "pepiodis". Les exemplaires authentiques portent tous la graphie correcte "periodis".

 

 

Exemplaire de la librairie Martayan Lan

 

Exemplaire de la Bibliothèque du Congrès

 

Dans un article publié par le New Yorker daté du 16 décembre 2013, le journaliste Nick Schmidle, qui a interviewé Marino Massimo De Caro, donne une excellente synthèse de l'affaire, et des explications inédites sur la fraude. Son article, intitulé "A very rare Book. The mystery surrounding a copy of Galileo's pivotal treatise", est sans doute le meilleur exposé du cas actuellement disponible. Il est publié en ligne en traduction française sous le titre "Le faussaire de Galilée".

 

 

 

Pour leur part, après avoir conclu à l'authenticité de l'exemplaire Martayan Lan dans deux volumes publiés en 2011 et évoqués ci-dessus, Horst Bredekamp, Irene Brückle et Paul Needham ont publié début 2014 un troisième volume qui, cette fois, conclut à la falsification !

 

 

A Galileo Forgery. Unmasking the New York Sidereus Nuncius, edited by Horst Bredekamp, Irene Brückle and Paul Needham, Berlin and Boston, De Gruyter, 2014.

La démonstration s'appuie, entre autres critères, sur un examen de la typographie et de la composition de l'exemplaire, sur une analyse du papier, sur une étude réalisée par Nicholas Pickwoad de la couture des cahiers et de leur emboitage dans une reliure authentique.

 

 

 

 

 © Dominique Varry 2012 Introduction à la bibliographie matérielle