Impressions en couleurs

 

Impresssions en couleurs

 

 

 

 

 

L'impression en noir et rouge a été pratiquée dès le début de l'imprimerie et déjà dans la Bible à 42 lignes de Gutenberg. Elle a par la suite été largement utilisée. En témoignent les nombreuses pages de titre en deux couleurs, en particulier celles imprimées dans les Pays-Bas.

Elle suppose, en principe mais pas nécéssairement au XVe siècle, pour une même forme, un double passage sous la presse, avec à chaque fois une frisquette différente, l'un pour l'impression du texte dans une couleur, l'autre pour l'impression du texte dans l'autre couleur (une seconde frisquette masque alors le texte imprimé dans la couleur primitive). Elle suppose également l'usage de trois pointures.

 

Au XVe siècle, les impressions en noir et rouge concernent essentiellement les ouvrages de droit et les ouvrages liturgiques. Il existe alors plusieurs façons de procéder, comme le rappelle Joseph Dane dans un article du Gutenberg-Jahrbuch de 1999 :

DANE (Joseph A.), "The Color Printing in the Fifteenth Century as Evidenced by Incunables at the Huntington Library", Gutenberg-Jahrbuch, 1999, p. 131-145.

La première méthode ne nécessite qu'un seul passage en presse. Elle a en particulier été utilisée pour le Psautier de Mayence de 1457. Alors que le texte était encré en noir, les initiales destinées à apparaitre en rouge étaient encrées en rouge hors de la forme, avant d'être réinsérées dans celle-ci, avant chaque passage en presse.

La seconde méthode utilisée supppose deux passages en presse.

Dans un  premier cas assez fréquent, on utilisait deux formes, l'une pour le noir l'autre pour le rouge, chacune d'elle comportant des quadrats et des quadratins à l'emplacement des caractères de l'autre couleur.

Dans un second cas, développé dans les années 1470 et généralisé dans les années 1480, on utilisait des masques taillés dans les frisquettes. Les caractères rouges étaient souvent imprimés les premiers, puis remplacés par des quadrats et quadratins pour l'impression en noir.

Un double passage en presse est souvent repérable aux bavures d'encre des caractères masqués et des frisquettes.

Dans son article du Gutenberg-Jahrbuch, Joseph Dane publie un exemple tiré du Corpus iuris civilis de Justinien imprimé à Nuremberg par Johann Sensenschmidt et Andreas Frisner le 24 juin 1475 (GW 7723 ; ISTC ij00575000). Cet exemple y est reproduit en noir et blanc. Nous donnons ci-dessous cette illustration reprise de la numérisation de l'exemplaire de l'Universitäts-und Stadtbibliothek de Cologne (cote : GBV109+a feuillet [471]-230).

 

 

Le bois a été enluminé. La partie supérieure imprimée en rouge présente des lettres en exposant imprimées en noir. La partie inférieure imprimée en noir montre des lettres en exposant et un soulignement imprimés en rouge.

 

Dans son article, Joseph Dane signale un dernier procédé, qu'il qualifie de secondaire, pour l'impression en rouge d'un incipit ou d'un colophon seuls.

 

 

Au XVIe siècle, on continue d'utiliser la technique des deux passages sous presse et des masques. Le rouge est souvent la première couleur imprimée, comme on le verra dans l'exemple suivant. Il s'agit des Chroniques de Normandie imprimées à Rouen par l'atelier du bandeau au lion couronné pour Jean Burges l'ainé, vers 1513, en format in-quarto. Comme on pourra le constater sur les agrandissements tirés de la numérisation du site Mazarinum (http://mazarinum.bibliotheque-mazarine.fr) de la Bibliothèque Mazarine (cote : Inc 1161).

 

 

           

 

Dans le détail de la page de titre (à gauche), comme au verso du feuillet A8 (à droite), l'impression en noir mord sur l'impression en rouge, ce qui démontre qu'elle a été faite postérieurement.

De même, sur la photo de gauche, à la troisième ligne avant la fin, imprimée en deux couleurs, on remarquera le décalage existant entre le bas de la ligne de l'impression en noir et celui de l'impression en rouge.

 

 

Le procédé, tel qu'il est utilisé aux XVIIe et XVIIIe siècles, est expliqué par Martin-Dominique Fertel, dans sa Science pratique de l'imprimerie (1723), aux pages 277-283. Il est également expliqué en anglais dans les ouvrages suivants :

- MOXON (Joseph), Mechanick Exercises on the Whole Art of Printing, London, Printed for Joseph Moxon… 1683. 2 volumes, 4°.

New edition by Herbert Davis & Harry Carter, London, Oxford University Press, 1958. Seconde édition corrigée, 1962, et reprints.

Disponible sur Google Books : tome 1 ; tome 2

- The Printer's Grammar... by John Smith, London, printed for the editor and sold by W. Owen... and M. Cooper, 1755 (consultable sur Google Books). Cet ouvrage reprend des passages traduits de Fertel. A son sujet, voir le billet de James Mosley, daté du 2 octobre 2007, sur son blog Typefoundry.

La procédure n'est pas explicitée dans l'édition originale de 1755, mais dans l'Appendix de celle de 1787 (London, printed by L. Wayland and sold by T. Evans, Pater-Noster-Row), pages 361-363 (consultable sur Google Books).

- A Concise history of the origin and progress of printing, with practical instructions to the trade in general. Compiled from those who have wrote on this curious art. London, printed and sold at W. Adlard and J. Browne, in Fleet-Street, 1770, pages 360-362. (consultable sur Google Books).


Le procédé d'impression est le suivant. On tire d'abord une épreuve en noir. Sur celle-ci, on souligne les mots à imprimer en rouge. On découpe ensuite sur une nouvelle frisquette de parchemin de petites fenêtres correspondant aux parties à imprimer en rouge.

On retire de la forme les caractères composant les lettres et les mots à imprimer en rouge, et on les remplace par des quadrats, des quadratins et des espaces puis on imprime le texte en noir. Les parties à imprimer en rouge apparaissent alors en blanc sur la feuille. On enlève ensuite les quadrats, quadratins et espaces. On pose alors à leur emplacement les découpes ("taquons" pour reprendre l'expression de Fertel) faites dans la seconde frisquette, puis, par dessus ces découpes les caractères à imprimer en rouge, de manière à ce qu'ils soient légèrement surélevés par rapport aux autres caractères. On encre. On positionne ensuite la nouvelle frisquette de manière à ce que les caractères à imprimer en rouge apparaissent dans les fenêtres prédécoupées, et on imprime. L'encre rouge va maculer cette seconde frisquette qui cache les caractères précédemment encrés et imprimés en noir.

 

La traque des frisquettes rouges :

Les frisquettes, ou morceaux de frisquette, maculés de rouge, et ayant servi à imprimer en cette couleur, font l'objet de toute l'attention des historiens de l'imprimerie.

Le blog de la Bodleian Library d'Oxford a reproduit, le 22 juillet 2014, un texte d'Andrew Honey consacré à une de ces frisquettes conservée dans cette bibliothèque : Cut out for colours : More Manuscripts in Unusual Places

Cette frisquette, qui est entièrement reproduite dans l'article, provient d'un manuscrit italien de droit canon du XIVe siècle. Elle a ensuite été utilisée pour la reliure d'un ouvrage imprimé in-folio.

Le site de la bibliothèque de l'université de Cambridge présente un fragment de frisquette faite à partir d'un manuscrit médiéval, repéré par Elizabeth Upper. Ce fragment est peut-être le plus ancien connu, puisqu'après avoir servi dans un atelier d'imprimerie, il a été utilisé dans la reliure d'un exemplaire de l'Expositio hymnorum totius anni publié à Londres par Julian Notary en 1510.

Elizabeth Upper, devenue depuis Madame Elizabeth Savage, a consacré à ces frisquettes rouges un article intitulé "Red Frisket Sheets ca 1490-1700 : The Earliest Artifacts of Colour Printing in the West", et publié dans The Papers of the Bibliographical Society of America, volume 108, n° 4, décembre 2014, pages 477-522.

En prolongement de cet article, on pourra consulter le recensement qu'elle a entrepris de ces frisquettes rouges sous le titre "Early Modern Frisket Sheets : A Regularly Updated Census", sur le site de la Bibliographical Society of America. On pourra également consulter son post sur le blog de la Bodleian Library du 18 mai 2017, "A Missing Link Revealed : the Paper Layer of the Broxbourne Frisket Sheet", qui évoque la découverte à la Bibliothèque de l'université de Columbia, de la feuille de papier qui était initialement collée à la frisquette rouge en parchemin aujourd'hui conservée à Oxford.

La maison d'enchères Bloomsbury a proposé dans une vente organisée à Londres le 8 juillet 2015, sous le n° 27, un fragment de manuscrit liturgique musical français du XIIIe siècle utilisé comme frisquette, et maculé d'encre rouge, dont l'estimation était de 2000 à 3000 £. Il a été adjugé 2000 £.

 

Pour aller plus loin :

 

L'ouvrage de référence sur l'impression en couleurs aux époques anciennes est celui d'Ad Stijnman et Elizabeth Savage publié en 2015 :

 

 

STIJNMAN (Ad), SAVAGE (Elizabeth), Printing Colour 1400-1700, History, Techniques, Functiuns and Receptions, Leyden, Brill, 2015.

On lira également avec intérêt Joseph Dane :

 

DANE (Joseph A.), "The Red and the Black", dans : Blind Impressions. Methods and Mythologies in Book History, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2013, p. 149-155.

 

 

 

 

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Une curiosité typographique :

les livres en couleurs de Louis Antoine Caraccioli

 

 

 

Le marquis Louis-Antoine Caraccioli (Le Mans 1719 - Paris 1803), auteur prolixe, fit paraître vers 1760 deux ouvrages, en plusieurs éditions, dont la particularité est d'avoir été imprimés en couleurs, et qui constituent donc autant de curiosités typographiques.

Sur cette production, on consultera la contribution de Didier Travier au colloque L'écrivain et l'imprimeur, qui est sans doute l'étude la plus synthétique et la mieux informée : 

TRAVIER (Didier), "Louis-Antoine Caraccioli ou les amusements typographiques d'un moraliste mondain", L'écrivain et l'imprimeur, sous la direction d'Alain Riffaud, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 175-192.

On pourra également consulter la rubrique "Imprimerie de Louis-Antoine de Caraccioli (1757-1759)" de l'exposition  en ligne Imprimeries privées françaises (XVe-XIXe siècles) sur le site Bibliothèque et archives du château de Chantilly.

On pourra de même se reporter à la réédition (en couleurs) de ces livres par les publications de l'université de Saint-Etienne en 2005, bien qu'elle soit incomplète de la fin du Livre de quatre couleurs.

 

 

CARACCIOLI (Louis-Antoine de), Le Livre à la mode suivi du Livre des quatre couleurs. Textes présentés et annotés par Anne Richardot, Saint-Etienne, Presses de l'Université de Saint-Etienne, 2005.

 

Le premier ouvrage paru est : 

Le livre à la mode, A Verte-Feuille, de l'imprimerie du printemps, au Perroquet, l'année nouvelle.

La première édition, imprimée en vert, en in-8° et en in-12° (deux états connus).

Une seconde édition, imprimée en rouge est parue avec un texte différent et un titre différent :

Le livre à la mode. Nouvelle édition marquetée, polie et vernissée. En Europe, chez les libraires, 100070060.

Elle est connue en format in-8°, et en deux émissions in-12°, l'une à feuilleton dehors, l'autre à feuilleton dedans par demi-cahiers de six feuillets.

Le second ouvrage paru est intitulé :

Le livre de quatre couleurs, Aux Quatre-Éléments, de l'imprimerie des Quatre-Saisons, 4444.

Il est connu en deux éditions in-8°, la première dont la dernière page est numérotée 114, la seconde et sans doute plus récente dont la dernière page est numérotée 110. Chacune de ces édtions comporte deux états, puisqu'on connait deux pages de titre : l'une ornée d'une gravure sur cuivre représentant une jeune femme nue sur un nuage, l'autre portant une gravure sur cuivre de Minerve entourée de quatre angelots.

On a parfois attribué l'impression de ces éditions au parisien Nicolas Bonaventure Duchesne, qui les avait à son catalogue en 1761... mais celui-ci n'était que libraire et pas imprimeur. De fait, l'imprimeur réel est le liégeois Jean-François Bassompierre comme l'ont montré Xavier de Theux de Montjardin (Bibliographie liégeoise... Bruges, 1885, col. 582 et 585), et plus récemment Daniel Droixhe (Une histoire des Lumières au pays de Liège, Liège, Éditions de l'université de Liège, 2007, p. 94).

Par ailleurs, le Journal de l'inspecteur de la librairie Joseph d'Hémery porte à la date du 4 janvier 1759 l'information suivante : "Le livre à la mode, brochure in-12 ou 8° imprimée en verd à Liège, distribuée icy avec une permission tacite". On soulignera enfin que l'ornement au perroquet qui orne la page de titre de cette brochure est recensé par la base Moriâne (ornement 367) comme utilisé à Liège par Bassompierre en 1757 dans l'ouvrage de Joseph de La Porte, Tableau de l'empire ottoman.

 

 

On trouvera ci-dessous quelques photographies tirées d'un exemplaire de la seconde édition (paginée 110) du Livre de quatre couleurs.

Seul le titre est imprimé en quatre couleurs, ce qui suppose quatre passages en presse, plus un cinquième sur une presse en taille douce pour la gravure représentant Minerve entourée de quatre angelots.

La préface et le "Testament de Messire Alexandre-Hercule Epaminondas..." sont imprimés en orange. Le chapitre premier est imprimé en bleu, le chapitre second en brun, le chapitre troisième en rouge. A chaque fois, il a fallu que le texte du chapitre corresponde à une feuille !

 

 

                             

 

 

 

 

 

 

 

© Dominique Varry 2011-2017 Introduction à la bibliographie matérielle