La fausse adresse "Londres"

 

 

La fausse adresse "Londres"

au XVIIIe siècle

 

 

 

Parmi les fausses adresses utilisées au XVIIIe siècle, Londres et avec Cologne une des plus fréquentes. Ce choix s'explique par la réputation de pays de liberté dont jouissait alors le Royaume-Uni, et que symolise une des fausses adresses les plus célèbres du temps... qui n'avait même pas besoin de mentionner le nom de la capitale britannique : celle du Gazetier cuirassé ou Anecdotes scandaleuses de la cour de France de Charles Théveneau de Morande :

"Imprimé à cent lieues de la Bastille, à l'enseigne de la liberté"

 

 

L'un des premiers chercheurs à s'être intéressé à cette fausse adresse de Londres est un australien professeur à l'université de Melbourne, James Mitchell. Il a présenté ses premiers résultats lors du colloque de l'IHMC organisé à la Bibliothèque nationale en 1987, et dont les actes ont été publiés par les Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne. Il les a ensuite repris en 1992 dans l'Australian Journal of French Studies.

 

 MITCHELL (James), « La fausse rubrique ‘Londres’ durant la Révolution française », Livre et Révolution [colloque IHMC à la Bibliothèque nationale, 20-22 mai 1987], Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne, n° 9, 1988, p. 157-164.

MITCHELL (James),  « The Use of the False Imprint ‘Londres’ during the French Revolution, 1787-1800 », Australian Journal of French Studies, n° 29, 1992, p. 185-219.

Depuis, le dossier des impressions françaises effectivement publiées à Londres a été repris par Simon Burrows, ancien professeur à l'université de Leeds et désormais professeur à l'université de Western Sidney (Australie), dans sa thèse :
 
 
BURROWS (Simon), Blackmail, scandal, and revolution. London's French libellistes, 1758-92, Manchester, Manchester university Press, 2006.
 
Le même auteur a publié une biographie d'un de ces libellistes français sévissant à Londres :
 
 
BURROWS (Simon), A King's Ransom. The Life of Charles Théveneau de Morande, Blackmailer, Scandalmonger & Master-Spy, London, Continuum, 2010.
 
Il convient d'ajouter à ces titres la volumineuse étude consacrée par Robert Darnton à un autre de ces pamphlets emblématiques : Le Diable dans un bénitier :
 
 
 
 
        
 
DARNTON (Robert), The Devil in the Holy Water. The Art of Slander from Louis XIV to Napoleon, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2009.
 
Traduction française :
DARNTON (Robert), Le Diable dans un bénitier, L'univers des libelles en France, 1650-1800, Paris, Gallimard, 2010.

Des pamphlets en français, destinés à un public français, et pourchassés jusqu'à Londres par la police française, ont donc bel et bien été imprimés à Londres. Nous en donnons un nouvel exemple ci-dessous avec le cas de la Vie privée ou Apologie de tres-sérénissime prince Monseigneur le duc de Chartres... A cent lieus [sic !] de la Bastille, 1784.

 

 

 

Comme on peut le constater par le texte anglais de la dernière page de ce pamphlet, il était disponible chez des libraires de Londres et d'Edimbourg, chez lesquels on pouvait trouver au moins trois autres brochures du même genre, dont les titres sont énoncés.

 

 

Mais l'adresse de "Londres" a aussi et surtout été utilisée par de nombreux imprimeurs-libraires européens, et surtout français, pour une part inavouable de leur production.

Dans son article déjà cité et publié en 1988, James Mitchell avait repéré 322 éditions portant une adresse londonienne fictive et publiées entre 1787 et 1800. Sur ces 322 éditions, 292 étaient françaises, et la majorité sortait d'ateliers parisiens.

Pour sa part, Robert Darnton recensait dans son Corpus of Clandestine Literature in France... pour les années 1769-1789, 720 titres interdits, dont 141 à l'adresse de Londres, soit 19,6%.

 

 

DARNTON (Robert), The Corpus of Clandestine Literature in France 1769-1789, New-York and London, W. W. Norton & Company, 1995.

Nous avons repris le dossier pour une communication présentée en 2008 à l'université de Cambridge et demeurée inédite. En dépouillant la source qui nous a paru la plus fiable, l'ESTC (English Short Title Catalogue), nous avons repéré 5514 titres en français publiés sous l'adresse de Londres entre 1701 et 1800.
 
 
Ce corpus regroupe de réelles impressions londoniennes en français, et des impressions étrangères sous fausse adresse. Paris et la France n'ont pas été les seuls à user de la fausse adresse Londres, puisque l'ESTC a pu identifier des ouvrages effectivement publiés dans les villes suivantes : Amsterdam, Bâle, Francfort, Genève, Karlsruhe, Lausanne, Neuchâtel (Société Typographique), Offenbach, Rotterdam...
Ainsi de cette édition amstellodamoise de 1775 des Anecdotes sur M. la comtesse du Barri.
 
 
On y rencontre des titres scandaleux, tels La Vénus dans le cloître, ou Le Système de la Nature du baron d'Holbach.
 
                
 
Mais encore les ouvrages scandaleux d'un auteur comme Chevrier :
 
               
 
Dans le présent cas, on a un exemple de l'utilisation, fréquente, du pseudonyme Jean Nourse, emprunt détourné du patronyme d'un réel imprimeur londonien : John Nourse (1705-1780). Ce pseudonyme fut régulièrement utilisé à partir de 1739 et jusque vers 1793, avec des variantes : Jehan Nourss, C. Nourse...
De 1732 à 1789, nous avons relevé 211 titres recensés par l'ESTC à l'adresse de Jean Nourse. Dans trois cas, deux en 1785 et un en 1788, Jean Nourse devient C. Nourse :
 
 
 
La fausse adresse Londres est aussi utilisée pour des ouvrages que la censure royale française n'aurait pas laisser passer, ainsi de cette édition de 1772 du Bonheur d'Helvétius imprimée à Lyon par Geoffroy Regnault, soit l'édition B2 de la bibliographie de David Smith, lequel l'avait identifiée comme lyonnaise, mais n'en avait pas dévoilé l'imprimeur. Nous l'avons identifié depuis par son matériel ornemental.
 
 
 
SMITH (David), Bibliography of the writings of Helvetius, Ferney-Voltaire, Centre international du 18e siècle, 2001, p. 251-254 : B2.
 
 
On y rencontre aussi des contrefaçons, ainsi de celle parue en 1772, en format in-12°, des Soirées hevetiennes, alsaciennes, et fran comtoises du marquis de Pezay, dont l'édition originale était parue en format in-8° à Paris, chez Delalain, sous permission tacite en 1771.
 
                 
 
Sur ce cas, on consultera l'étude que nous lui avons consacrée dans les Mélanges Gresset :
VARRY (Dominique), "Le Marquis de Pezay témoin de son temps. Les Soirées helvétiennes, alsaciennes et fran-comtoises (1771) ", Mélanges offerts au professeur Maurice Gresset : des institutions er des hommes, Besançon, Presses de l'université de Franche-Comté, 2007, p. 509-519.
 
Mais l'adresse Londres apparait aussi sur de nombreuses permissions tacites. On sait que celles-ci, créées vers 1709, ont été utilisée à grande échelle à partir des années 1750. Sur les 5514 titres recnsés par l'ESTC, nous en avons repérés 748, soit 13,5% du total, publiées jusqu'en 1789, et reconnaissables à leur double adresse : "A Londres" en gros caractères, "et se trouve à Paris chez X", en caractères plus petits.
 
 
On soulignera d'ailleurs le parallélisme existant entre la courbe des permissions tacites à l'adresse de Londres et celle de la production rencensée pour ce lieu d'impression par l'ESTC.
 
 
Les permissions tacites à l'adresse de Londres sont majoritairement parisiennes, comme dans le cas de l'ouvrage ci-dessous de l'imprimeur-libraire parisien d'origine grenobloise Gaspard Joseph Cuchet (1750-1833).
 
 
 
Mais elles sont aussi utilisées par des imprimeurs-libraires provinciaux, ainsi que l'atttestent les exemples suivants :
•1758 : Lille (Vve Panckoucke) : 1 titre
•1762 : Lyon (Périsse) : 1 titre
•1767 : Abbeville : 1 titre
•1768 : Lyon (Périsse) : 1 titre
•1769 : Lyon (Deville et Rosset) : 2 titres
•1769 : Orléans (Couret de Villeneuve) : 1 titre
•1770 : Orléans (Couret de Villeneuve) : 1 titre
•1774 : Toulouse : 3 titres
•1775 : Toulouse : 3 titres
•1784 : Versailles (Poinçot) : 2 titres
•1785 : Versailles (Poinçot) : 1 titre
•1787 : Saint-Omer : 1 titre
•1788 : Lyon  : 2 titres (1 chez Regnault, 1 chez Bernuset)
 
Sur les 5514 titres en français portant l'adresse Londres que nous avons relevés à l'ESTC, 14 % sont des éditions imprimées en France avec des permissions tacites, 36 % (1972 titres) peuvent être dévoilés, mais 50% (2794 titres) n'ont pu être dévoilées.
 
 
Sans que les sources d'archives permettent de le prouver, nous devons considérer qu'une part non négligeable des ouvrages imprimés en France sous adresse étrangère, de Londres ou d'ailleurs, et surtout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ont, de fait été produits avec l'aval des autorités qui, pour des raisons économiques, préféraient laisser imprimer en France des ouvrages qu'elles ne pouvaient en aucun cas autoriser, mais qui autrement  seraient imprimés à l'étranger... et immanquablement diffusés en France.
 
La Révolution française, qui marque la disparition de la règlementation de la librairie d'Ancien Régime, laquelle,avait conduit les imprimeurs-libraires à recourir aux fausses adresses, et pas uniquement à celle de Londres, ne constitue pas pour autant une rupture dans l'utilisation de cette localisation. Certes, le nombre de pages de titres d'ouvrages en français portant l'adresse de Londres diminue. De 1787 à 1800, nous avons relevé à l'ESTC 1529 ouvrages en français portant l'adresse de Londres.
 
 
Il est des habitudes difficiles à perdre. De plus, Londres devient très vite un lieu de repli des défenseurs de la monarchie, mais aussi du clergé émigré ou déporté.
Certains opposants à la Révolution font effectivement imprimer de la propagande politique à Londres. D'autres, demeurés en France, utilisent pour d'évidentes raisons de sécurité la fausse adresse.
A titre d'exemples de cette double réalité, nous pouvons citer les deux notices suivantes tirées de l'ESTC :
- Antraigues, (Emmanuel-Louis-Henri-Alexandre de Launay, comte d'), (1754-1812). Dénonciation aux français catholiques,des moyens employés par l'assemblée nationale, pour détruire en France, la religion catholique. Par Henry-Alexandre Audainel, (comte d'Entraigues). Londres : chez Edwart [sic] Et se trouve a Paris, chez l'auteur, rue St. Jacques, au coin de la rue des Mathurins; et chez tous les marchands de nouveautés, 1791. 267-[1]p. ; 8⁰.
- Adresse de plusieurs citoyens français au peuple français, sur le procès intenté au Roi Louis XVI. Londres [i.e. Paris ?] : et se trouve à Paris, chez les vrais défenseurs de Louis XVI, 1792. 16 p. ; 8⁰.
Nous reproduisons ci-dessous, la page de titre d'un ouvrage de Jean-Baptiste Duvoisin, grand-vicaire de Langres en 1789, et évêque concordataire de Nantes en 1802.
 
 
 
 
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Dévoilement de l'édition B2 du Bonheur d'Helvétius
(Londres, 1772)
 
 
 
Dans sa bibliographie d'Helvétius, publiée en 2001, David Smith avait attribué à un atelier lyonnais qu'il n'avait pu identifier la publication de la seconde édition (B2) du Bonheur d'Hélvétius, publié sous la fausse adresse de Londres en 1772.
 
 
 
SMITH (David), Bibliography of the writings of Helvetius, Ferney-Voltaire, Centre international du 18e siècle, 2001, p. 251-254 : B2.
Depuis la publication de cette bibliographie, le développement des bases de données d'ornements nous a permis d'identifier l'imprimeur lyonnais en cause comme étant Geoffroy Regnault, ainsi que nous l'avons évoqué dans les articles suivants :
 
 

- VARRY (Dominique), "L’édition encadrée des Oeuvres de Voltaire (1775) : une collaboration entre imprimeurs-libraires genevois et lyonnais ? ",  Voltaire et le livre. Textes réunis par François Bessire et Françoise Tilkin, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du 18ème siècle, 2009, p. 107-116,
 
- VARRY (Dominique), "Les éditions lyonnaises de l'Histoire des deux Indes", communication au colloque L'abbé Raynal et l'Académie de Lyon, organisé par l'Académie des sciences belles-lettres et arts de Lyon, 10 octobre 2013. Cette communication est publiée dans les Mémoires de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, 4e série, tome 14, 2015, p. 127-135.
 
Nous proposons ci-dessous quelques éléments de cette démonstration rendue possible grâce à la base Fleuron. Les numéros des ornements reproduits sont ceux que cette base attribue à l'imprimeur-libraire lyonnais Geoffroy Regnault.
 
 
                       m0106-1
 
 
                         m0123
 
 
                m0135
 
 
      
 
       m0136
 
 
             m0137
 
   m0135
 
 
           m0133
 
     m0136

 

   m0109

     m0135

 

 

    m0133

   m0134

 

    m0109

 

 

© Dominique Varry 2011-2015 Initiation à la bibliographie matérielle